Ferry pour Noël
Dans son imposant Dictionnaire amoureux de la philosophie (Plon, 2018, 1322 pages), Luc Ferry parle de Noël. Ont-ils raison, demande-t-il, les esprits chagrins qui, chaque année, dénoncent cette fête en déplorant son caractère commercial ? Le philosophe rejette cette lecture morose de l’événement. « Noël, écrit-il, reste bel et bien une fête de l’amour » dans sa version familiale.
À ceux qui lui rétorquent qu’elle manifeste ainsi une forme de repli égoïste sur la sphère privée, Ferry répond que l’amour familial constitue, au contraire, « une médiation, une sorte de passage intermédiaire entre la sphère privée et la sphère publique, et par là même un vecteur d’altruisme ». C’est parce qu’on vit l’expérience d’aimer nos enfants inconditionnellement qu’on peut devenir sensible au malheur du monde. Le capitalisme, Ferry en convient, fait son beurre de cette fête, mais Noël garde sa pertinence en nous rappelant que l’amour gratuit, celui du Dieu de Simone Weil, peut et doit exister.
Cette seule entrée, sur plus de 250, donne le ton de ce majestueux dictionnaire. Érudit et rigoureux, Luc Ferry s’y avère, comme à son habitude, un maître en clarté argumentative et un prodigieux pédagogue, tenté, au passage, par la polémique. Les articles qu’il consacre à des thèmes ou à des concepts religieux en constituent une belle démonstration.
« Bien que non croyant, écrit Ferry, j’ai depuis toujours éprouvé un vif intérêt pour la théologie chrétienne [...]. » Il parle ainsi avec grand respect du christianisme, qui a, dit-il, bouleversé le monde des sagesses antiques, grecques ou orientales, en inventant « une nouvelle représentation de la vie bonne enracinée dans la foi en un Être suprême ».
Cette représentation, brillante, précise-t-il, a connu un tel succès en Europe qu’il est impossible, aujourd’hui, de comprendre l’histoire de la philosophie sans en tenir compte et « qu’il est toujours indispensable de s’y intéresser et d’en saisir les principaux traits pour se comprendre soi-même et comprendre le monde dans lequel nous vivons ».
Foi et raison
Ferry explique clairement ce qu’on appelle les preuves de l’existence de Dieu — il faut bien que le monde ait une cause extérieure à lui, l’harmonie du monde témoigne de la présence de son créateur, le concept même d’un Dieu parfait prouve l’existence de cet Être suprême —, tout en précisant ne pas y croire. Toutefois, dans l’article consacré à l’athéisme, il note que, en toute logique, tout le monde est croyant, « car tout ici est affaire de foi,
attendu que je ne puis prouver ni l’existence de Dieu, ni son inexistence ». Le philosophe québécois Maurice Lagueux a brillamment développé cette dernière thèse dans Tout en même temps agnostique et
croyant (Liber, 2017).
Ferry, donc, se réclame de l’agnosticisme, mais professe néanmoins une admiration critique pour le christianisme, auquel il tient à rendre justice. On a tort, explique-t-il par exemple, d’affirmer que le catholicisme rejette ou méprise la raison. En 1998, rappelle le philosophe, Jean-Paul II s’est livré « à une vigoureuse apologie de la Raison » dans son encyclique Foi et Raison.
Le pape, dans ce texte fondamental, a plaidé pour l’« indispensable complémentarité » entre la foi et la connaissance, en redisant, après saint Thomas d’Aquin, que, comme il y a une seule vérité, il est inconcevable de postuler une contradiction entre la « vérité que Dieu nous révèle en Jésus-Christ et les vérités que l’on atteint en philosophant » ou en faisant de la science.
Corps et consommation
Jean-Paul II, insiste Ferry, a justement dit, dans cette même encyclique, « qu’il faut laisser la science travailler librement ». La foi a besoin de la raison, et de la science, pour mieux comprendre le monde, qu’elle croit créé par Dieu, et pour interpréter les Écritures, dont une lecture littérale ne peut mener qu’à « un dogmatisme ridicule ». La raison ne peut « abolir tous les mystères de l’existence humaine », mais la foi s’exposerait à bien des dérives en la rejetant.
Ferry n’aime pas que l’on dise n’importe quoi à propos du christianisme. De Voltaire, qui se moquait de la subtile théodicée de Leibniz, minutieusement expliquée ici, le philosophe affirme qu’il « se contente comme à son habitude d’ironiser sans y comprendre grand-chose ». Plus loin, il conteste « la critique nietzschéenne du christianisme, souvent superficielle », qui n’a pas su saisir la centralité du corps dans cette religion. La philosophie chrétienne de l’amour, avance Ferry, est le contraire d’une abstraction en ce qu’elle n’annonce pas que la résurrection des âmes, mais bien celle de la chair, « cette fameuse chair dans laquelle le Christ s’est incarné et que glorifie l’Évangile ».
Ancien ministre français de l’Éducation, Ferry s’identifie à la droite républicaine, mais il réserve une solide critique à la droite libérale, qu’il tient pour responsable en partie de la destruction des valeurs traditionnelles et, par conséquent, de l’appauvrissement de la vie intérieure des individus au profit de la fuite en avant dans la consommation.
Très sévère, par ailleurs, à l’endroit des écologistes radicaux et des partisans de la décroissance, des « Khmers verts », écrit-il, des « pères Fouettard de la verdure rigoriste », il prône une « écologie positive » dans laquelle la croissance et la consommation seraient mises au service de l’environnement. On voudrait y croire, mais un tel recyclage de la logique consommatoire peine à convaincre.
En revanche, en penseur agnostique amoureux de la raison et ami du catholicisme, Luc Ferry éclaire, enchante et s’avère un cadeau pour la philosophie.