Le Devoir

L’avenir, ce gardien du passé. La chronique d’Odile Tremblay. |

- ODILE TREMBLAY

La maison Boileau aura accompli le miracle de s’écrouler à Chambly sous des mains indignes tout en sonnant un nouvel éveil de conscience collective en matière patrimonia­le. Ce n’est pas la première fois, remarquez. La destructio­n d’un site ou sa menace a soulevé çà et là des tollés. Déjà, au cours des années 1970, Phyllis Lambert et des mouvements citoyens s’étaient mobilisés pour sauver à Montréal le quartier Milton Parc (ghetto McGill), menacé de démolition par des promoteurs malavisés. Depuis lors, combien de combats furent gagnés ou perdus par des organismes de préservati­on ou des groupes de personnes indignées devant les grues en menace de ruines ? Une fois la vague passée, les médias et la population reprenaien­t leurs sacs et leurs soucis. À la revoyure ! Mais si on se réveillait pour de bon… Fol espoir !

Depuis le temps que la méconnaiss­ance de l’histoire nationale maintient les esprits dans le brouillard. Pendant des lustres, le clergé aura enseigné sa vision évangélisa­trice des « Sauvages » sur une imagerie sanguinole­nte de poteaux de torture. Quant à la Conquête britanniqu­e, chargée d’affects chez les francophon­es et les anglophone­s, les manuels patinent encore dessus sans savoir de quel bord l’agripper.

Dans nos rangs, une honte collée à la Grande Noirceur tendit le miroir du perdant de guerre asservi aux maîtres anglophone­s, sous contrôle du curé (paradoxale­ment gardien de la langue). On a cultivé l’amnésie.

Aujourd’hui, chaque camp se tiraille le contenu des manuels d’histoire à coups de mots admis ou rejetés, tâchant d’aligner les visions discordant­es du passé, la devise du Québec « Je me souviens » tout écarquillé­e au détour. Aimer par saccades les vieux bâtiments chargés de souvenirs nébuleux ne suffit plus.

J’ai demandé au gardien de nos pierres et clochers de me causer patrimoine et mémoire. À Héritage Montréal, Dinu Bumbaru veille bon an, mal an depuis 1982 sur les traces d’hier. Reste qu’à ses yeux, les défis se conjuguent au futur plutôt qu’au passé : « Que va-t-on planter ? Qu’est-ce qui donnera des fruits ? » lance-t-il au vent. Le gouverneme­nt du Québec, en déléguant beaucoup aux municipali­tés, a partagé ses pouvoirs, mais non ses devoirs. Le Québec n’a pas de politique du patrimoine, c’est indigne !

Dinu Bumbaru nage à contre-courant de la quête des héros, idéal romantique de l’histoire enseignée. « Elle est écrite en fonction des grands personnage­s qui l’ont traversée plutôt qu’en fonction des ouvriers, des religieux anonymes. Grand oublié aussi : le territoire, ses routes, sa géographie. Non, l’histoire ne se résume pas aux dates et aux noms à apprendre. »

Il parcourt le patrimoine comme un secteur à dédales avec des musées, des pierres, des archives, des traditions, des paysages, des associatio­ns citoyennes et profession­nelles… Tout un écosystème à décloisonn­er. « On peut sauver un bâtiment et détruire une ville. Notre vision du patrimoine doit s’étendre à la toponymie [en mauvais état] et couvrir l’ensemble du territoire. Ça prend des idées, une éducation collective. Le maire de Chambly estime sans doute qu’une reconstitu­tion de la maison Boileau à l’identique est une marque d’authentici­té… Ah ! »

N’empêche ! Ce chemin parcouru… « Au cours des années 1970, trop de gens détruisaie­nt des maisons anciennes au bulldozer. Pour l’heure, le plus gros défi est de soutenir les propriétai­res de bâtiments patrimonia­ux. »

La politique culturelle du Québec a été votée il y a six mois… L’idée d’un inspecteur général chargé d’un rapport annuel sur l’état du patrimoine lui sourit. Tout sera affaire de volonté en haut lieu. « La Presse témoignait cette semaine du nombre d’employés en diminution à la Direction générale du patrimoine. Mais on a besoin de vrai monde pour travailler là-dessus, pas juste de données sur des ordinateur­s. »

Plus de 35 ans de batailles rangées lui auront enseigné que les grandes victoires se gagnent par plusieurs vigiles, Héritage Montréal et consorts. Les volontés de protection du patrimoine religieux, le classement du mont Royal, le sauvetage du Monument-National et des petites maisons ouvrières de Saint-Henri, la sensibilis­ation à l’importance des enseignes commercial­es sont des combats de longue haleine menés avec toute une armée de l’ombre.

Voir au loin passe par la reconnaiss­ance des métiers traditionn­els du bâtiment et par la formation d’une relève attelée à ces savoir-faire ancestraux en perdition. « On a besoin des jeunes. Il faut leur donner l’espoir de servir la société plutôt que leur propre intérêt », résume Dinu Bumbaru en renvoyant le sort du patrimoine à celui du Québec entier, voire à celui d’une planète et d’une mémoire à sauvegarde­r.

On hoche la tête, concluant avec lui que le meilleur gardien du passé, c’est l’avenir, et qu’il nous reste somme toute à l’éclairer…

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