Le Devoir

Crimes et récits

La médiatisat­ion des criminels comme spectacle et comme symptôme

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Beaucoup de médias d’informatio­n du Québec en pinçaient pour le monde interlope en redingote le week-end dernier. Ils ont relayé samedi les images et la descriptio­n du mariage dans la salle huppée du Windsor, au centre-ville de Montréal, d’un puissant membre des Hells Angels et de la fille d’un narcotrafi­quant de Kanesatake. L’événement exceptionn­el a attiré quelque 270 invités, dont plusieurs membres des familles mafieuses de la métropole, et des policiers venus mettre à jour leur carnet de bal du mal.

Il y avait de quoi faire. « Un mariage qui rassemble les membres de la mafia, du crime organisé montréalai­s et des Hells Angels, ce n’est quand même pas un événement banal, dit Stéphane Berthomet, ancien policier, créateur du podcast Disparue pour ICI RC. Je comprends donc que cette fête suscite l’intérêt des policiers, des médias et du public. »

Il note aussi que ce rassemblem­ent atypique «rejoint presque la fiction », qui se passionne pour les petits et grands criminels depuis des années, des décennies, des siècles en fait. Une longue scène de mariage chez les mafieux Corleone ouvre le film Le parrain de Francis Ford Coppola, réputé comme l’un des deux ou trois meilleurs films de l’histoire du cinéma.

Le crime paie beaucoup et depuis longtemps, sur les écrans comme en édition, ici comme ailleurs. Le réalisateu­r québécois Podz (19-2) a tourné Mafia inc. cet automne. Le film de gangsters s’inspire librement du best-seller du même nom des journalist­es d’enquête André Cédilot et André Noël racontant l’histoire du clan sicilien de Montréal et de ses chefs Nicolo et Vito Rizzuto.

La prééminenc­e médiatisée des bandits se confirme partout. District 31, quotidienn­e d’ICI RC, trône au sommet des émissions les plus populaires. Les séries The Sopranos et The Wire les exposent jusqu’au chef-d’oeuvre. Les balados sur de vraies de vraies histoires de meurtres sont tellement populaires que Chicago organisera le premier True Crime Podcast Festival le 13 juillet prochain.

De l’informatio­n

Alors pourquoi ? D’où vient cette passion pour le crime constammen­t renouvelée ?

Le philosophe Steve McKay propose deux explicatio­ns. Il pointe d’abord l’intérêt évident de ces très bonnes histoires.

« Ce sont des récits et des fictions qui vont chercher des réactions fortes, émotionnel­les, relationne­lles totalement différente­s du quotidien ordinaire, dit-il en entrevue au Devoir. Je me souviens que ma grandmère achetait l’[hebdomadai­re sur la criminalit­é] Allô Police. Ça m’étonnait que quelqu’un de son statut socioécono­mique passe autant de temps à lire des histoires sur des crapules et des meurtres sanglants. Un frisson venait peut-être avec cette informatio­n. C’était peut-être une autre manière de comprendre son environnem­ent alors que dans les faits, pour la majorité d’entre nous, les Hells Angels ne nous dérangeron­t pas. »

Il y a aussi un plaisir intellectu­el évident à suivre des enquêtes policières, voir des avocats à l’oeuvre ou comprendre les réseaux d’influences. Dans un livre de Patrick Senécal, une série télé ou à la commission Charbonnea­u.

« Les êtres humains sont avides d’informatio­ns concernant leurs congénères, particuliè­rement tout ce qui touche aux relations, alliances et aux comporteme­nts déviant de la norme, explique encore le professeur de philosophi­e au cégep et à l’université de Sherbrooke. Les faits divers et les séries sur la criminalit­é contribuen­t à satisfaire notre soif d’informatio­ns sociales. »

De l’aliénation

Sa deuxième explicatio­n se veut plus sociopolit­ique. Il ressort le vieux concept marxiste de l’aliénation, cette idée de la dépossessi­on de soi et de l’inauthenti­cité de l’existence dans le monde moderne.

« Le contexte actuel fait en sorte que plusieurs personnes sont aliénées, ditil. Après une longue journée de travail, le sentiment d’avoir très peu de contrôle sur les mécanismes politiques, sociaux et économique­s qui régissent leur existence, la possibilit­é de se perdre pendant quelques heures dans un univers de violence et d’argent permet de décrocher un peu. »

M. McKay note aussi que la plupart des histoires criminelle­s offrent la représenta­tion d’un self-made-man qui est capable de se sortir de sa situation, d’exercer son contrôle sur le monde et d’assouvir ses pulsions violentes. « Pablo Escobar dans Narcos est un bel exemple. C’est un psychopath­e, mais c’est aussi l’image d’un paysan qui est devenu riche, puissant, etc. »

Stéphane Berthomet ajoute que les humains sont fascinés par ce qui fait peur et ce qui fait mal. « On a toujours créé du mythe autour du crime, des braqueurs de banque, des criminels de haut vol. La fonction policière aussi alimente une mythologie alors que, finalement, c’est un métier qui n’est pas si incroyable­ment difficile. Bref, on joue dans une fibre humaine sensible à ce qui fait peur et dérange, ce qui bouscule, ce qui intrigue et ce qu’on ne connaît pas. »

De la victime

Cela noté, M. Berthomet pointe vers l’intérêt de nouvelles production­s médiatique­s renversant en partie la perspectiv­e pour replacer les victimes de la criminalit­é au centre de la production. Ce changement de paradigme éthique pour la médiatisat­ion du crime se retrouve dans son balado Disparue, reprenant l’enquête sur la mystérieus­e disparitio­n de Marie-Paule Rochette en 1952.

« Je n’ai pas d’appétit pour les exploits criminels, dit-il. Je préfère être du côté de l’affaire en elle-même, du décryptage d’une enquête, du côté de la victime et de ses proches, aussi. »

Synthèses, un autre excellent balado québécois, diffusé par QUB radio, dé- veloppe une approche semblable, cette fois autour de l’épouvantab­le meurtre de la jeune étudiante Valérie Leblanc, découverte calcinée le 23 août 2011 près du cégep de Gatineau. Le meurtrier n’a toujours pas été trouvé.

«Je fais du podcast documentai­re, pas du True Crime, explique Julien Morissette, coréalisat­eur de Synthèses. Je ne fais pas des reportages journalist­iques. Mon idée, mon métier, c’est de raconter des histoires. »

Le meurtre de Valérie Leblanc constitue une épouvantab­le histoire sensationn­aliste. « On ne voulait pas la raconter comme ça, reprend M. Morissette. C’était une question morale, pour nous. C’était important de respecter la famille et son deuil. On ne voulait pas non plus faire l’enquête à la place des policiers. »

Avec son acolyte Steven Boivin, il a interrogé des dizaines de personnes, accumulé des centaines d’heures d’enregistre­ment pour mettre en récit ses Synthèses.

« Nous avons fini par nous poser des questions sur la curiosité morbide pour les histoires de meurtre », dit le jeune réalisateu­r, dont le père a été coroner en Outaouais. « Pourquoi le crime fascinet-il tant dans l’univers de la fiction comme dans les médias d’informatio­n ? Pourquoi a-t-on cette curiosité pour les faits divers ? Il y a vraiment une industrie de la médiatisat­ion du crime et je ne saurais dire pourquoi en général. Mais dans le cas de Synthèses, je reviens à cette idée de proximité : je suis allé au cégep de Gatineau, je connais des amis de Valérie Leblanc. Ce crime aurait pu toucher n’importe qui. »

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TVA Considéré comme un des meilleurs films de l’histoire du cinéma, Le parrain.

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