De nouveaux états généraux sur le fait français au Canada ?
La suppression du Commissariat aux services en français et l’annulation du projet d’Université de l’Ontario français, annoncées par le gouvernement ontarien le 15 novembre dernier, ont provoqué une impressionnante levée de boucliers en milieu franco-ontarien, dans les autres communautés francophones minoritaires, mais aussi au Québec. La mobilisation a récemment conduit le premier ministre Ford à reculer d’un demipas, sans toutefois que cela ait suffi à calmer la grogne et à désamorcer ce qui a pris les allures d’une véritable crise politico-linguistique, une crise comme on n’en avait plus vu, au Canada, depuis au moins une vingtaine d’années.
La vigueur du sentiment d’indignation qu’ont exprimé depuis plus de quinze jours de nombreux acteurs en provenance des milieux politique, universitaire et journalistique du Québec et l’élan de solidarité auquel ils se sont spontanément livrés à l’endroit des Franco-Ontariens laissent entrevoir, à l’évidence, que la «diaspora» francophone est loin d’avoir totalement déserté la conscience nationale de la « mère patrie ». Un demi-siècle après la Révolution tranquille et l’éclatement de l’ancien projet national canadien-français, il faut bien constater que les minorités francophones continuent d’avoir un sens et de générer un élan historique pour le Québec, et vice versa.
Certains s’en sont étonnés, non sans raison. Depuis les années 1960, en effet, les rapports entre le Québec et les minorités francophones du Canada n’ont pas toujours logé à l’enseigne de l’harmonie et de la compréhension mutuelle. Encore aujourd’hui, on n’a qu’à évoquer le souvenir des «dead ducks» de René Lévesque et du « cadavre encore chaud » d’Yves Beauchemin pour exciter le ressentiment des minorités à l’endroit du Québec. À l’inverse, on a bien vu, au Québec, que les minorités francophones s’étaient ralliées, malgré elles, à la grande réforme constitutionnelle de 1982, après que les tribunaux eurent éventuellement interprété la Charte canadienne des droits et libertés dans le sens de l’élargissement de leur espace institutionnel, surtout en matière scolaire. De part et d’autre, on a souvent imputé à des facteurs essentiellement idéologiques (l’indépendantisme des uns et le fédéralisme des autres) les origines de la grande « rupture » des années 1960.
Le rôle de l’Église
Cette interprétation a toujours procédé, selon nous, d’une méprise. À l’époque où la nation « débordait les frontières », l’idée du Canada français s’était incarnée concrètement dans une organisation sociale au centre de laquelle l’Église jouait un rôle de structuration sociétale primordial. Cependant, la modernisation de l’éthique catholique ayant conduit l’Église, dans les années 1960, à se retrancher dans la sphère spirituelle et pastorale, la structure institutionnelle qui reliait le Québec aux minorités francophones s’effondrait dans le même mouvement. Le conflit idéologique qui s’est installé entre eux a certes contribué à creuser le fossé qui a pu les séparer, mais il s’agissait surtout de la traduction, dans le domaine des idées, d’une mutation sociale et structurelle qui a bouleversé aussi bien les communautés minoritaires que le Québec lui-même.
Or il faut bien constater qu’il subsiste quelque chose de l’idée selon laquelle le Québec et les communautés francophones participent encore d’une même communauté d’histoire, et que le destin du premier n’est pas radicalement étranger à celui des secondes. Ainsi, la mobilisation récente du Québec en faveur des Franco-Ontariens semble moins la manifestation d’une solidarité nouvelle que la réactivation d’un vieux ressort, partiellement enfoui sans jamais avoir été complètement démantelé, qui n’aurait pas perdu sa capacité à vivifier son expérience historique.
Rappelons qu’au lendemain de la Révolution tranquille, les intellectuels et militants nationalistes du Québec n’ont pas cessé de réfléchir à la condition culturelle et politique des minorités francophones, certains allant jusqu’à proposer différents scénarios d’action extraterritoriale à mener auprès d’elles dans l’éventualité de l’indépendance. Les divers gouvernements qui se sont succédé à Québec n’ont-ils pas mis sur pied des instances comme le Secrétariat des peuples francophones d’Amérique (19761992) et le Centre de la francophonie des Amériques (2008), entre autres politiques, ententes de partenariat et forums de coordination, pour tenter de combler le vide laissé par le retrait de l’« Église- nation » canadienne-française ? Et c’est sans compter les structures issues de la société civile, comme le Conseil de la vie française en Amérique (1937-2007) et l’Association canadienne d’éducation de langue française (depuis 1947), qui ont continué d’affirmer, contre vents et marées, l’existence d’une nation française continentale dont l’épicentre était le Québec.
En constante reconfiguration
Évitons tout malentendu : le Canada français dans sa forme historique, « groulxiste », n’est plus. Il n’y a nulle nostalgie ici. Cela ne change cependant rien au fait que l’histoire de la francophonie nord-américaine, y compris le Québec, continue d’être traversée d’une tension, elle-même en constante reconfiguration, entre les forces centripètes et centrifuges qui agissent sur son déploiement, sur son action politique et sur la définition de ses représentations collectives.
Que le Québec se (re)découvre, à l’heure actuelle, des affinités électives avec les minorités francophones est donc moins étonnant qu’il n’y paraît à première vue. Peut-être a-t-on compris que la question franco-ontarienne, au fond, engage aussi celle du Québec, car c’est le principe même de la dualité nationale du Canada, comme toujours, qui est en jeu, c’est-à-dire la capacité qu’aura la «nation française d’Amérique », comme l’appelait Fernand Dumont, à s’institutionnaliser autrement qu’à la manière d’une simple province ou d’un archipel de communautés ethnolinguistiques dispersées, fragmentées et errantes. Dans un cas comme dans l’autre, le défi ne consiste-t-il pas à empêcher que leur particularisme « national» ne soit simplement subsumé sous le paradigme du multiculturalisme canadien et que ne soient niées leurs prétentions sociétales ? Peut-être a-t-on aussi compris qu’avec un peu d’imagination, d’empathie et de générosité de part et d’autre, et qu’en écartant les vieux ressentiments comme les vieux fantasmes unitaires, il serait possible de repenser les rapports entre le Québec et les minorités francophones plus explicitement à l’aune du politique et de la fraternité, quel que soit l’avenir constitutionnel du Canada. Cinquante ans après les états généraux du Canada français, le temps serait-il venu d’en convoquer de nouveaux ?