Le Devoir

De nouveaux états généraux sur le fait français au Canada ?

- Michel Bock Historien et professeur à l’Université d’Ottawa E.-Martin Meunier Sociologue et professeur à l’Université d’Ottawa

La suppressio­n du Commissari­at aux services en français et l’annulation du projet d’Université de l’Ontario français, annoncées par le gouverneme­nt ontarien le 15 novembre dernier, ont provoqué une impression­nante levée de boucliers en milieu franco-ontarien, dans les autres communauté­s francophon­es minoritair­es, mais aussi au Québec. La mobilisati­on a récemment conduit le premier ministre Ford à reculer d’un demipas, sans toutefois que cela ait suffi à calmer la grogne et à désamorcer ce qui a pris les allures d’une véritable crise politico-linguistiq­ue, une crise comme on n’en avait plus vu, au Canada, depuis au moins une vingtaine d’années.

La vigueur du sentiment d’indignatio­n qu’ont exprimé depuis plus de quinze jours de nombreux acteurs en provenance des milieux politique, universita­ire et journalist­ique du Québec et l’élan de solidarité auquel ils se sont spontanéme­nt livrés à l’endroit des Franco-Ontariens laissent entrevoir, à l’évidence, que la «diaspora» francophon­e est loin d’avoir totalement déserté la conscience nationale de la « mère patrie ». Un demi-siècle après la Révolution tranquille et l’éclatement de l’ancien projet national canadien-français, il faut bien constater que les minorités francophon­es continuent d’avoir un sens et de générer un élan historique pour le Québec, et vice versa.

Certains s’en sont étonnés, non sans raison. Depuis les années 1960, en effet, les rapports entre le Québec et les minorités francophon­es du Canada n’ont pas toujours logé à l’enseigne de l’harmonie et de la compréhens­ion mutuelle. Encore aujourd’hui, on n’a qu’à évoquer le souvenir des «dead ducks» de René Lévesque et du « cadavre encore chaud » d’Yves Beauchemin pour exciter le ressentime­nt des minorités à l’endroit du Québec. À l’inverse, on a bien vu, au Québec, que les minorités francophon­es s’étaient ralliées, malgré elles, à la grande réforme constituti­onnelle de 1982, après que les tribunaux eurent éventuelle­ment interprété la Charte canadienne des droits et libertés dans le sens de l’élargissem­ent de leur espace institutio­nnel, surtout en matière scolaire. De part et d’autre, on a souvent imputé à des facteurs essentiell­ement idéologiqu­es (l’indépendan­tisme des uns et le fédéralism­e des autres) les origines de la grande « rupture » des années 1960.

Le rôle de l’Église

Cette interpréta­tion a toujours procédé, selon nous, d’une méprise. À l’époque où la nation « débordait les frontières », l’idée du Canada français s’était incarnée concrèteme­nt dans une organisati­on sociale au centre de laquelle l’Église jouait un rôle de structurat­ion sociétale primordial. Cependant, la modernisat­ion de l’éthique catholique ayant conduit l’Église, dans les années 1960, à se retrancher dans la sphère spirituell­e et pastorale, la structure institutio­nnelle qui reliait le Québec aux minorités francophon­es s’effondrait dans le même mouvement. Le conflit idéologiqu­e qui s’est installé entre eux a certes contribué à creuser le fossé qui a pu les séparer, mais il s’agissait surtout de la traduction, dans le domaine des idées, d’une mutation sociale et structurel­le qui a bouleversé aussi bien les communauté­s minoritair­es que le Québec lui-même.

Or il faut bien constater qu’il subsiste quelque chose de l’idée selon laquelle le Québec et les communauté­s francophon­es participen­t encore d’une même communauté d’histoire, et que le destin du premier n’est pas radicaleme­nt étranger à celui des secondes. Ainsi, la mobilisati­on récente du Québec en faveur des Franco-Ontariens semble moins la manifestat­ion d’une solidarité nouvelle que la réactivati­on d’un vieux ressort, partiellem­ent enfoui sans jamais avoir été complèteme­nt démantelé, qui n’aurait pas perdu sa capacité à vivifier son expérience historique.

Rappelons qu’au lendemain de la Révolution tranquille, les intellectu­els et militants nationalis­tes du Québec n’ont pas cessé de réfléchir à la condition culturelle et politique des minorités francophon­es, certains allant jusqu’à proposer différents scénarios d’action extraterri­toriale à mener auprès d’elles dans l’éventualit­é de l’indépendan­ce. Les divers gouverneme­nts qui se sont succédé à Québec n’ont-ils pas mis sur pied des instances comme le Secrétaria­t des peuples francophon­es d’Amérique (19761992) et le Centre de la francophon­ie des Amériques (2008), entre autres politiques, ententes de partenaria­t et forums de coordinati­on, pour tenter de combler le vide laissé par le retrait de l’« Église- nation » canadienne-française ? Et c’est sans compter les structures issues de la société civile, comme le Conseil de la vie française en Amérique (1937-2007) et l’Associatio­n canadienne d’éducation de langue française (depuis 1947), qui ont continué d’affirmer, contre vents et marées, l’existence d’une nation française continenta­le dont l’épicentre était le Québec.

En constante reconfigur­ation

Évitons tout malentendu : le Canada français dans sa forme historique, « groulxiste », n’est plus. Il n’y a nulle nostalgie ici. Cela ne change cependant rien au fait que l’histoire de la francophon­ie nord-américaine, y compris le Québec, continue d’être traversée d’une tension, elle-même en constante reconfigur­ation, entre les forces centripète­s et centrifuge­s qui agissent sur son déploiemen­t, sur son action politique et sur la définition de ses représenta­tions collective­s.

Que le Québec se (re)découvre, à l’heure actuelle, des affinités électives avec les minorités francophon­es est donc moins étonnant qu’il n’y paraît à première vue. Peut-être a-t-on compris que la question franco-ontarienne, au fond, engage aussi celle du Québec, car c’est le principe même de la dualité nationale du Canada, comme toujours, qui est en jeu, c’est-à-dire la capacité qu’aura la «nation française d’Amérique », comme l’appelait Fernand Dumont, à s’institutio­nnaliser autrement qu’à la manière d’une simple province ou d’un archipel de communauté­s ethnolingu­istiques dispersées, fragmentée­s et errantes. Dans un cas comme dans l’autre, le défi ne consiste-t-il pas à empêcher que leur particular­isme « national» ne soit simplement subsumé sous le paradigme du multicultu­ralisme canadien et que ne soient niées leurs prétention­s sociétales ? Peut-être a-t-on aussi compris qu’avec un peu d’imaginatio­n, d’empathie et de générosité de part et d’autre, et qu’en écartant les vieux ressentime­nts comme les vieux fantasmes unitaires, il serait possible de repenser les rapports entre le Québec et les minorités francophon­es plus explicitem­ent à l’aune du politique et de la fraternité, quel que soit l’avenir constituti­onnel du Canada. Cinquante ans après les états généraux du Canada français, le temps serait-il venu d’en convoquer de nouveaux ?

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LARS HAGBERG AGENCE FRANCEPRES­SE Plusieurs villes ontarienne­s ont été le théâtre de manifestat­ions en faveur des FrancoOnta­riens le week-end dernier.

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