Marc Séguin, filtre d’une époque
L’artiste multidisciplinaire met en oeuvre une soirée théâtrale sur l’anticipation de l’avenir
Peintre, écrivain, cinéaste. Et maintenant metteur en scène? Il ne semble pas y avoir de limites aux domaines artistiques que Marc Séguin peut toucher. «Dans notre rapport aux arts, on s’est malheureusement un peu cloîtrés dans des spécialités», pense-t-il. La sensibilité humaine permet de traverser ces frontières. «J’ai appris à faire confiance à mon instinct. »
Grâce à la carte blanche donnée par le Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, l’artiste vit le «défi grisant» d’apprendre les mécanismes d’une nouvelle discipline. Ses choix font parfois sourire l’équipe qui l’accompagne dans ce projet ponctuel, parce qu’ils vont à l’encontre des conventions. «Je soupçonne que peut-être ce que les gens aiment, c’est que je ne suis pas contaminé par les codes du théâtre, rit-il. Pas encore. Je découvre la mise en espace d’un corps humain en direct et je trouve ça beau. »
Au théâtre, Marc Séguin est un spectateur admiratif, mais parfois un peu exaspéré par une offre trop conventionnelle à son goût. «Je trouve qu’on n’ose pas assez à certains endroits. Il y a une gang qui ose et ils sont catégorisés dans un théâtre expérimental. L’autre, plus officiel, me donne de l’urticaire. Je trouve qu’on ne propose pas quelque chose d’assez contemporain. »
Avec La diseuse de bonne aventure, le créateur, qui par ailleurs oeuvre depuis un an à créer un monologue féminin pour la scène, a eu l’idée d’une soirée sur le thème de l’avenir. Une préoccupation « qui est de l’ordre d’une espèce de névrose » pour lui. «Est-ce qu’on va survivre, avec tout ce qu’on entend?» L’événement — déjà complet — fait entendre la parole de personnalités qu’il admire, aux profils divers, qui viennent dire « des choses que je crois importantes». «La présence physique sur scène, ça compte dans un poids de parole, juge-t-il. Il y a là un geste assumé. »
La prise de position des créateurs, fait-on remarquer, n’est pas nécessairement bien accueillie. Lui-même a signé le Pacte, mais le documentariste de La ferme et son État ne pense pas que c’était aux artistes à aller «au batte». Sauf que «personne d’autre ne le faisait». «C’est venu jouer dans notre culpabilité et notre individualisme, constate-t-il. On le sait tous, qu’on n’en fait pas assez [pour l’environnement]. C’est dur à accepter. »
La réaction au manifeste serait aussi symptomatique des contradictions vécues dans la société québécoise: on ne veut pas se faire donner de leçons. «Surtout par des “privilégiés” comme les artistes — alors que 90 % d’entre eux mangent du pain sec. On a plus parlé de ça, tableau, que du Pacte lui-même!» Marc Séguin l’explique par notre désir «que tout le monde soit égal. Dans notre ADN, on a survécu à notre rude climat parce qu’on s’est tenus en meute. Quand quelqu’un s’en éloigne ou se différencie, on n’aime pas beaucoup ça.»
Une attitude qui complexifie le rôle des artistes? «Totalement. Qu’est-ce qu’on peut dire, est-ce qu’on a le droit de se positionner en marge de la société dont on veut parler ? C’est grave, ça! Moi ce que j’ai compris de ma job d’artiste, c’est d’être une espèce de témoin, ou de filtre d’une époque. »
L’anticipation à l’ère du présentisme
Pour Marc Séguin, l’avenir est une thématique riche, rarement abordée. Et l’anticipation «fait partie de notre quotidien, partout», de la publication d’horoscopes aux prédictions des lignes ouvertes sportives — qu’il adore écouter. «L’obsession de l’alimentation, aussi, c’est afin d’être en santé plus tard. On veut savoir si ça va bien aller. On est obsédé par la projection dans le temps, à une époque où les gens se définissent par la prise de selfies et la révision historique.»
Notre rapport au présent est trouble, croit-il, puisque médiatisé par des réseaux sociaux qui viennent nous rassurer sur notre existence. On favorise une fuite en avant plutôt que de vraiment vivre, d’assumer l’instant. Ce «présent narcissique» occulte aussi nos angoisses, cache la mort, les souffrances. «Le présent célèbre à peu près juste le bonheur, ou l’illusion du bonheur. C’est rare qu’on dise: je me prends en photo parce que je suis triste aujourd’hui…»
Ces préoccupations fondamentales ressortent cependant lorsqu’on recourt à un spécialiste de la divination. C’est pourquoi Séguin a inclus une taromancienne dans le spectacle. «Elle est en première ligne des inquiétudes humaines sur l’avenir», dit-il, pendant que Sentinel, le chien-guide qu’il entraîne pour Mira, s’impatiente pour sortir. «Je veux qu’elle nomme les préoccupations de ceux qui la consultent, ce qui les inquiète le plus. Ces questions nous hantent depuis des millénaires.»
Le métier de prédire l’avenir existe depuis toujours, rappelle-t-il, avouant qu’une partie de lui «est fascinée par ce
monde-là». Ce qu’il juge un peu inquiétant, par contre, c’est la tentation de se décharger du futur. «Comme si, d’une certaine façon, ce n’était pas nous qui étions responsables de l’avenir.»
Quant à son événement prospectif, son futur (inexistant) est déjà tout tracé: il s’agit d’une création éphémère. «J’aime beaucoup les projets inscrits en dehors des réflexes commerciaux. On dirait qu’on mesure toujours le succès au nombre: il y a eu 28 supplémentaires… Non, les choses peuvent être à petite échelle. C’est important que ce show n’ait pas d’avenir, justement. »
La diseuse de bonne aventure Idéation: Marc Séguin. Performances de Robin Aubert, Jean-Martin Aussant, Fabien Cloutier, Charles-Antoine Crête, Natasha Kanapé Fontaine, Safia Nolin, Joëlle Paré-Beaulieu, Rose-Aimée Automne T. Morin et Maude Veilleux. Musique des Dear Criminals. Une coproduction du Jamais Lu. Au Centre du Théâtre d’Aujourd’hui, les 12, 13 et 14 décembre.