La taxe carbone, entre fronde conservatrice et exercice éducatif
Les premiers ministres de quatre provinces, tous conservateurs, sont en guerre ouverte contre le gouvernement Trudeau sur la question de la taxe carbone, pièce maîtresse du plan climatique des libéraux. Cette fronde, qui a un écho certain chez les citoyens canadiens, pourrait toutefois être contrée en partie par un exercice pédagogique, à l’aube de l’année électorale. Un exercice d’autant plus important que cette tarification de la pollution ne représente qu’un premier pas qui devra être suivi de gestes nettement plus ambitieux. Juin 2008. Le chef libéral Stéphane Dion présente son « Tournant vert », un ambitieux programme environnemental élaboré pour réduire la pollution et encourager l’innovation. Il mise notamment sur l’imposition d’une taxe sur le carbone débutant à 10 $ la tonne et devant atteindre 40 $ au bout de quatre ans. On connaît la suite. Les conservateurs de Stephen Harper ont attaqué la mesure proposée par les libéraux, qui ont fini par essuyer une cuisante défaite en octobre 2008, en partie en raison de la décision de miser sur un virage vert.
La rhétorique conservatrice se répète depuis des mois, cette fois contre la « taxe carbone » des libéraux de Justin Trudeau. Cette semaine, c’était au tour
du gouvernement néo-brunswickois de Blaine Higgs de se lancer dans la lutte contre la tarification des émissions de gaz à effet de serre (GES). Ancien haut dirigeant de la pétrolière Irving, partisan de la relance du projet de pipeline Énergie Est et défenseur de l’exploitation du gaz de schiste dans sa province, M. Higgs entend même lancer une action en justice pour avoir gain de cause contre Ottawa.
Le premier ministre du NouveauBrunswick n’est pas seul dans sa lutte, puisque la Saskatchewan a déjà lancé sa propre action en justice contre cette taxe carbone jugée «inconstitutionnelle», appuyée dans ses démarches par l’Ontario de Doug Ford. Les conservateurs albertains, qui espèrent remplacer le gouvernement néodémocrate déjà très pro-pétrole de Rachel Notley au printemps prochain, appuient
Si on demandait aux gens s’ils veulent que le prix de l’essence augmente jusqu’à trois dollars le litre, en raison de la tarification du carbone, je ne crois pas que ce serait très populaire. Pourtant, c’est ce qu’il faudrait. MICHEL POITEVIN
également la démarche. Le Manitoba, lui aussi dirigé par un gouvernement conservateur partisan du secteur pétrolier, a par ailleurs annoncé en octobre son refus de la tarification imposée par le fédéral.
Canadiens divisés
À l’instar des gouvernements provinciaux, la taxe carbone divise les Canadiens, selon un sondage publié à la minovembre par la firme Mainstreet Research. Les données indiquent en effet qu’environ 49 % de la population appuie cette mesure, mais qu’à peine le tiers des Albertains et des citoyens des Prairies y sont favorables. Le même sondage démontre cependant qu’une majorité (76 %) de Canadiens est consciente de la réalité de la crise climatique provoquée par l’activité humaine, mais aussi de l’importance pour le gouvernement de lutter contre le réchauffement, notamment au nom du devoir moral envers les générations futures.
Ce portrait en apparence contradictoire ne surprend pas Michel Poitevin, professeur titulaire au Département de sciences économiques de l’Université de Montréal. « Il ne faut pas se leurrer : réduire notre production de carbone va faire mal. Or, même si les gens sont tous pour l’environnement, peu veulent payer plus cher pour protéger l’environnement. Si on demandait aux gens s’ils veulent que le prix de l’essence augmente jusqu’à trois dollars le litre, en raison de la tarification du carbone, je ne crois pas que ce serait très populaire. Pourtant, c’est ce qu’il faudrait. Il n’y a pas de pensée magique possible », explique-t-il.
« Il faut désormais payer le droit de polluer et il faut que les gens comprennent que la pollution a un prix. Ça va prendre du temps. Il y a beaucoup d’éducation à faire pour cela », ajoute M. Poitevin. Une éducation d’autant plus importante que la taxe carbone fédérale, qui atteindra 20 $ la tonne en 2019, doit par la suite augmenter jusqu’à 50 $, en 2022.
L’économiste François Delorme, qui collabore au Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat (GIEC), ajoute que cette tarification devra être encore plus importante afin d’inciter les citoyens à changer leurs habitudes, et donc générer des réductions significatives de GES. Il souligne que celle-ci devra être d’au moins 130 $ en 2030.
Exercice pédagogique
Comment faire accepter une telle taxe, compte tenu de la résistance de certaines provinces? «Toute forme de taxation va faire réagir et susciter une forme de résistance. Il faut donc démontrer à quoi sert la taxation. Il y a un volet pédagogique qui est très important, sinon la contestation peut devenir très forte », selon M. Delorme. Il importerait, selon lui, de bien expliquer le principe du « double dividende ». « On taxe le produit qui génère la pollution, il y a donc un bénéfice environnemental, mais on redonne l’argent aux citoyens, par exemple à travers une réduction des impôts. »
M. Delorme souligne aussi l’importance d’investir une partie de cette taxe dans le développement des infrastructures et des mesures qui favorisent la transition énergétique. « Mais il est extrêmement important d’adjoindre une reddition de comptes et une imputabilité strictes et exemplaires dans le cas de ces sommes, de sorte que la population puisse suivre le “circuit” de la taxe, de sa perception aux fonds dépensés. C’est le problème du Fonds vert au Québec : son opacité et certains investissements “douteux” critiqués par le bureau du Vérificateur général», mais aussi le Conseil de gestion du Fonds vert.
Cet exercice éducatif est en outre important dans le contexte où la taxe carbone devrait normalement être suivie d’autres mesures qui seraient probablement très impopulaires, selon Michel Poitevin. Il cite en exemple l’idée d’implanter des péages sur les ponts des grandes villes comme Montréal, mais aussi l’imposition de règles plus strictes pour contrer l’étalement urbain, ou encore la mise en place d’un « bonus-malus », qui permet de pénaliser l’achat de véhicules énergivores, par exemple les VUS.
Sans la mise en oeuvre de mesures supplémentaires, le Canada n’atteindra pas ses objectifs de réduction de GES, eux-mêmes insuffisants pour respecter les objectifs de l’Accord de Paris, résume Annie Chaloux, professeure à l’École de politique appliquée de l’Université de Sherbrooke.
Malgré les lacunes du plan fédéral, la contestation pourrait amener les libéraux à reculer davantage, prévient-elle. « On peut se demander si Justin Trudeau va tenter de ménager la chèvre et le chou en choisissant de réduire les ambitions de la taxe sur le carbone. S’il fait cela, il ne fera que retarder les réductions d’émissions de gaz à effet de serre. »
Selon Mme Chaloux, Ottawa doit impérativement résister aux attaques des gouvernements provinciaux. «Cette contestation tient davantage d’une fronde politique de la part de politiciens conservateurs que d’une volonté populaire de s’opposer à la mécanique de la taxe sur le carbone. Les citoyens sont de plus en plus conscientisés et comprennent de mieux en mieux les enjeux climatiques. Ils veulent des politiques plus ambitieuses et c’est le travail du gouvernement de développer ces politiques. »