Penser et assumer la diaspora québécoise
Les mesures récentes du gouvernement ontarien de Doug Ford à l’encontre de la minorité francophone de la province ont suscité des réactions d’émotion et parfois d’indignation au Québec. Ces réactions, que l’on voudrait voir se traduire en actions de soutien, sont-elles superficielles ou annoncent-elles un virage dans le rapport politique et culturel que peut entretenir le Québec avec les populations francophones du Canada? On doit le souhaiter tout en demeurant sceptique.
Si le seul débat qui en découle est celui de savoir si nous devons continuer à nous désigner comme Québécois ou s’il nous faut revêtir plutôt notre ancien habit de Canadiens français, il me semble que l’on aura une fois de plus manqué le train. La question est plutôt de savoir quelle place l’identité canadienne-française peut occuper dans l’identité québécoise d’aujourd’hui et s’il n’est pas temps d’en finir avec la seule fonction de repoussoir qu’elle a occupée à partir de la Révolution tranquille.
Un des grands échecs de la pensée québécoise depuis 1960, et en particulier de la vision indépendantiste, a été de reléguer l’être canadien-français à une pure misère, à une maladie dont il fallait à tout prix se purger. L’échec est moral et culturel autant que politique, car cela constituait l’abandon d’une part de nous-mêmes, l’oubli de ce qui nous avait fait comme collectivité, depuis la culture religieuse (désormais caricaturée à outrance) jusqu’aux diverses migrations (reléguées à de lointains souvenirs) qui n’ont cessé de nous conduire hors de notre territoire et de nous constituer en véritable diaspora canadienne et nord-américaine.
Vision réductrice
Certes, de nombreux travaux universitaires n’ont cessé depuis cinquante ans d’aller à contre-courant de cette vision réductrice, mais trop souvent pour se voir qualifier de « révisionnistes » ou pour être simplement marginalisés. L’écho que trouvent les fascinants récits diasporiques d’un Serge Bouchard n’est qu’une des rares exceptions confirmant la règle. Le discours dominant a été de renvoyer les minorités francophones du Canada dans une Grande Noirceur bien utile et de n’en retenir que la figure agonique. L’un des plus éminents penseurs des cultures minoritaires, François Paré, un Québécois qui a mené sa carrière universitaire en Ontario, en a bien mesuré la conséquence : « Le Québec aurait pu se présenter comme le garant des francophonies excentriques, en vertu non seulement de son rôle politique accru en tant qu’entité étatique nationale, mais surtout de son autorité morale et intellectuelle en ce qui concerne le maintien du patrimoine linguistique francophone en Amérique. Tel n’a pas été le cas… » (Le fantasme d’Escanaba, Nota Bene, 2007).
Justement, le combat franco-ontarien contre les politiques du gouvernement Ford n’est-il pas l’occasion pour le Québec d’aller au-delà de simples messages de solidarité en assumant de manière plus tangible ce statut de foyer des francophonies en Amérique du Nord? Cette conversion comporte toutefois une double exigence, quelle que soit la peur que suscitent en nous la précarité et le taux d’assimilation de ces communautés.
D’une part, cela exige d’aller au-delà du stéréotype de l’extinction et de reconnaître ce qu’il y a de dynamisme culturel et social et de résistance active, créatrice, dans ces minorités; notamment en Ontario mais aussi en Acadie et dans les provinces de l’Ouest, une mobilité et une transformation due par exemple à l’apport d’immigrants francophones venus de la Caraïbe et de l’Afrique. En second lieu, cela suppose que les Québécois admettent que leur propre identité n’est pas que territoriale, comme l’a toujours soutenu entre autres l’historien Denis Vaugeois : elle est le résultat de débordements multiples, de migrations successives créant une diaspora nombreuse, diversifiée, qui est un prolongement de ce que nous sommes dans notre devenir historique. Le négliger ou, pire encore, le nier, c’est appauvrir l’identité québécoise elle-même.