La fin de la philosophie au XXe siècle
Deux courants étrangers l’un à l’autre convergent vers cette conclusion qui en appelle à une refondation
Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuellement une version abrégée du texte gagnant du concours Philosopher qui se tient dans le réseau collégial. Le concours de cette année portait sur ce thème : En 2018, pour quoi philosopher ?
Logos. Parole. Rationalité. Nul autre que les Hellènes ne sut mieux, dès le matin de la Grèce antique, convenir d’un mot qui rend si bien compte de la proximité entre le langage et la pensée. On aurait pu s’attendre à ce que les philosophes de la modernité aient par la suite déployé d’immenses efforts afin d’élucider le mystère de leur langue (en espérant y trouver là la source de leurs réflexions à venir). Ce ne fut pas le cas. Le philosophe et historien Michel Foucault remarque en effet, dans Les mots et les choses, que « la réflexion philosophique s’est tenue pendant longtemps éloignée du langage». Il n’est, selon lui, « rentré dans le champ de la pensée qu’à la fin du XIXe siècle ». Cet événement, trivial à première vue, eut une conséquence non négligeable sur l’ensemble de notre horizon intellectuel. Derechef, la philosophie occidentale fut divisée entre deux mouvements qui instaurèrent, comme les bases de leurs projets respectifs, nombre de méthodes différentes d’accès à la vérité : la logique, chez les théoriciens nommés « analytiques », devint la clef de voûte de tout système de pensée; certains érudits appelés « continentaux », eux, placèrent le dire de la poésie au centre de leur édifice. Perplexe face à un tel schisme au sein même de la philosophie contemporaine ayant pour cause l’« éparpillement » du langage, on est tenté de se poser une question de la sorte : vers quoi la philosophie se dirige-t-elle ? Aller savoir, « en 2018, pour quoi philosopher »? C’est en étudiant parallèlement les deux courants majeurs de la pensée contemporaine en ce qui a trait à leurs différentes conceptions du langage que nous parviendrons à comprendre, avec un peu de chance, ce à quoi la philosophie se destine en ce début du XXIe siècle.
Ludwig Wittgenstein (1889-1951) est sans doute le nom le plus fameux de la philosophie analytique. Grossièrement, on peut repérer trois passages de son Tractatus logico-philosophicus ayant une importance capitale. «1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde », peut-on y lire. Ce commentaire, d’apparence bénin, met en scène une toute nouvelle conception de « ce qui est » : le monde n’est plus articulé — c’est-à-dire découpé, distingué — en substance et en étendue, ou en corps matériels et en réalités spirituelles, ni même en l’ensemble des choses, mais bien en faits. Comment exprimer la vérité sur ces faits dont le monde est constitué ? La réponse se trouve plus en amont : « 6 – La forme générale de la fonction de vérité est : [p, ksi (en grec), N(ksi)] ». D’un style alambiqué, cet axiome affirme tout bonnement que, pour chaque état de fait (p), il existe une proposition (ksi), ou alors une contre-proposition (N(ksi)), qui peut dire vrai à son sujet. L’attribution d’un jugement au réel se doit donc d’être apophantique, susceptible d’être vrai ou faux. Quel type de langage Wittgenstein trouve-t-il adéquat pour remplir cette fonction ? Si l’on veut bien y répondre, il me faut redescendre au coeur du Tractatus, au ras de l’énoncé central à toute l’entreprise analytique : « 3.25 – Il y a une analyse complète de la proposition, et une seulement. » Cette phrase, hermétique à première vue, veut brièvement dire la même chose que l’exclamation d’Hermogène dans le Cratyle de Platon: «Cratyle, que voici, prétend qu’il y a pour chaque chose un nom qui est le même chez les Grecs et chez les barbares. » Toutes les propositions d’ordre biologique, historique, physique, anthropologique, etc., doivent s’exprimer dans un seul et même langage «formel», celui de la science. Voilà pourquoi aux yeux du penseur autrichien « la science est le système idéal de toutes les propositions sensées qui sont vraies » ! De ce système, la philosophie, avec sa naïve méthode de « démonstration» métaphysique, sera exclue. Le tour est-il joué ? Non, car « les conceptions de Wittgenstein sont à l’opposé, par exemple, de la doctrine de l’être comme “excédant” chez Husserl et
Badiou propose, comme solution à notre crise intellectuelle, de refonder la philosophie non point sur les mots, mais sur les choses : Amour, Art, Politique et Mathématiques.
D’ores et déjà, les questions coexisteront avec leurs réponses dans chaque événement alors que nous, Sujets, ferons l’expérience quotidienne de la vérité. Là, à même cette ère de la métaphysique nouvelle, les conflits superficiels s’évanouiront ; il n’y aura plus besoin de s’indigner, ni d’être apeuré, car la vraie vie, imaginée par Rimbaud, deviendra possible ; le capitalisme, lui, sera jugé par l’épée voisine à la balance qui redonne ses lauriers à la science et sa noblesse au progrès.
Heidegger ». Peut-être que ceux-ci seront en mesure de proposer une autre issue? Martin Heidegger (1889-1976), certainement la figure la plus emblématique de la philosophie, avance une conception de la vérité radicalement différente de celle entendue comme l’adéquation d’une proposition et d’un état de fait. Dans La fin de la philosophie et la tâche de la pensée, Heidegger présente l’idée grecque de la vérité, aujourd’hui oubliée: «l’Alètheia [l’éclosion de la présence] est bien nommée dès le début de la philosophie, mais, dans la suite des temps, elle n’a pas été pensée […] ». Afin de l’expliquer le plus simplement possible, voici un poème de mon cru :
Il est une paire de gants de hockey sur la table de la cuisine, le bruit du téléviseur dans le salon.
Des êtres y sont désignés, mais l’on ne capte pas d’emblée leur sens. C’est, selon Heidegger, parce que nous nous sommes habitués, depuis des siècles, à un usage dérivé du langage — pour communiquer, faire du commerce ou énoncer des faits techniques, par exemple. La phrase est fermée ; on se doit, pour la comprendre, de déceler ce qu’elle cache en portant son contenu vers la clairière de l’ouvert. Tel est, chez le Cratyle de Platon, le rôle de l’interprétation. Et voilà que, l’hiver, au soir, votre jeunesse marche jusqu’à la porte du garage située à gauche de la maison, et le bruit du téléviseur au seuil du tapis où sont rangées, couvertes de calcium, les bottes de la toute famille, une personne qui vous crie de ne pas oublier votre tuque et vous la regardez pendant que les gants de hockey sur la table de la cuisine scintillent d’une lumière inouïe.
Grâce au poème, la signification du verbe « être » se donne gratuitement, comme excès, parmi l’éclosion libre et merveilleuse du monde des souvenirs, des odeurs et des rires dans la nuit… En fin de compte, une proposition logiquement formelle ne possède qu’une seule signification : l’articulation la découpe et l’attribution la rend manifeste. La dérivation, au contraire, recouvre ce qui est rassemblé et abrité par la désignation. C’est pourquoi une phrase poétiquement ouverte contient, en revanche, une infinité presque excessive de significations. L’interprétation, qui les dévoile toutes, note Foucault, s’adonne à « une exégèse intégrale du monde qui en serait en même temps la parfaite démystification». La formalisation, de son côté, ne s’intéresse qu’à ellemême. Il ne reste, donc, plus de place pour la métaphysique et sa méthode de démonstration.
Après avoir comparé ces textes clefs de la philosophie analytique et de la philosophie continentale, une évidence s’impose: les deux courants les plus étrangers qui soient rendent nécessaire, l’un comme l’autre, la fin de la philosophie au XXe siècle. Comment expliquer une telle coïncidence? Foucault emploie un terme — « épistèmè » — pour décrire l’ensemble des relations qu’entretiennent les différents domaines de la pensée à l’intérieur d’un cadre historique donné. Peut-être est-ce que les écrits de Wittgenstein et de Heidegger participent, à côté de l’hypothèse de Cratyle, au grand «tableau» épistémique du XIXe-XXe siècle ?
C’est l’idée que défend le philosophe Alain Badiou dans la Métaphysique du bonheur réel. Sa thèse est la suivante: « c’est le langage qui découpe et constitue», au XXe siècle, «tout ce qu’on a proposé comme forme de l’être ». Que reste-t-il d’espoir, dès lors que le langage et l’être vouent la métaphysique à disparaître ? Lui de répondre : l’événement. Pensez-y. Le coup de foudre, la vue d’un paysage exquis ou l’enthousiasme politique ne précèdent-ils pas la parole du poète ? L’intuition orphique de l’harmonie des nombres ne précèdet-elle pas l’expression du mathématicien? Les moments qui échappent au langage ne sont-ils pas les plus aléatoires ? Avec allure, le symboliste Stéphane Mallarmé avance une idée semblable dans Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. « Toute Pensée émet un Coup de Dés», dit-il à voix basse. Il semble, si l’on en croit Badiou, «que cette formule désigne également la philosophie ». Formalisation… Interprétation… L’embarras qu’elle vit actuellement n’est après tout que la disposition malchanceuse d’un Jeu. Non. Mieux! D’un Jeu d’Échecs où les Mots se jouent de nous. Reste à attendre et à se demander : pour quand philosopher ? Pour encore un dernier Coup de Dés.
Badiou propose, comme solution à notre crise intellectuelle, de refonder la philosophie non point sur les mots, mais sur les choses : Amour, Art, Politique et Mathématiques. D’ores et déjà, les questions coexisteront avec leurs réponses dans chaque événement alors que nous, Sujets, ferons l’expérience quotidienne de la vérité. Là, à même cette ère de la métaphysique nouvelle, les conflits superficiels s’évanouiront ; il n’y aura plus besoin de s’indigner, ni d’être apeuré, car la vraie vie, imaginée par Rimbaud, deviendra possible; le capitalisme, lui, sera jugé par l’épée voisine à la balance qui redonne ses lauriers à la science et sa noblesse au progrès. La beauté sauvera le monde! L’amour sera fidèle; l’eau: toujours fraîche — et rien, comme le chuchote doucement Mallarmé… « rien de la mémorable crise n’aura eu lieu ».
La philosophie occidentale fut divisée entre deux mouvements qui instaurèrent, comme les bases de leurs projets respectifs, nombre de méthodes différentes d’accès à la vérité : la logique, chez les théoriciens nommés « analytiques », devint la clef de voûte de tout système de pensée ; certains érudits appelés « continentaux », eux, placèrent le dire de la poésie au centre de leur édifice. Perplexe face à un tel schisme au sein même de la philosophie contemporaine ayant pour cause l’« éparpillement » du langage, on est tenté de se poser une question de la sorte : vers quoi la philosophie se dirige-t-elle ?
Aller savoir, « en 2018, pour quoi philosopher »?