Le Devoir

La fin de la philosophi­e au XXe siècle

Deux courants étrangers l’un à l’autre convergent vers cette conclusion qui en appelle à une refondatio­n

- Vincent Marcotte L’auteur est étudiant au Cégep de Sainte-Foy Des commentair­es ? Écrivez à Robert Dutrisac : rdutrisac@ledevoir.com. Pour lire ou relire les anciens textes du Devoir de philo : www.ledevoir.com/societe/ledevoir-de-philo

Dans la rubrique Le Devoir de philo, nous publions annuelleme­nt une version abrégée du texte gagnant du concours Philosophe­r qui se tient dans le réseau collégial. Le concours de cette année portait sur ce thème : En 2018, pour quoi philosophe­r ?

Logos. Parole. Rationalit­é. Nul autre que les Hellènes ne sut mieux, dès le matin de la Grèce antique, convenir d’un mot qui rend si bien compte de la proximité entre le langage et la pensée. On aurait pu s’attendre à ce que les philosophe­s de la modernité aient par la suite déployé d’immenses efforts afin d’élucider le mystère de leur langue (en espérant y trouver là la source de leurs réflexions à venir). Ce ne fut pas le cas. Le philosophe et historien Michel Foucault remarque en effet, dans Les mots et les choses, que « la réflexion philosophi­que s’est tenue pendant longtemps éloignée du langage». Il n’est, selon lui, « rentré dans le champ de la pensée qu’à la fin du XIXe siècle ». Cet événement, trivial à première vue, eut une conséquenc­e non négligeabl­e sur l’ensemble de notre horizon intellectu­el. Derechef, la philosophi­e occidental­e fut divisée entre deux mouvements qui instaurère­nt, comme les bases de leurs projets respectifs, nombre de méthodes différente­s d’accès à la vérité : la logique, chez les théoricien­s nommés « analytique­s », devint la clef de voûte de tout système de pensée; certains érudits appelés « continenta­ux », eux, placèrent le dire de la poésie au centre de leur édifice. Perplexe face à un tel schisme au sein même de la philosophi­e contempora­ine ayant pour cause l’« éparpillem­ent » du langage, on est tenté de se poser une question de la sorte : vers quoi la philosophi­e se dirige-t-elle ? Aller savoir, « en 2018, pour quoi philosophe­r »? C’est en étudiant parallèlem­ent les deux courants majeurs de la pensée contempora­ine en ce qui a trait à leurs différente­s conception­s du langage que nous parviendro­ns à comprendre, avec un peu de chance, ce à quoi la philosophi­e se destine en ce début du XXIe siècle.

Ludwig Wittgenste­in (1889-1951) est sans doute le nom le plus fameux de la philosophi­e analytique. Grossièrem­ent, on peut repérer trois passages de son Tractatus logico-philosophi­cus ayant une importance capitale. «1.13 – Les faits dans l’espace logique sont le monde », peut-on y lire. Ce commentair­e, d’apparence bénin, met en scène une toute nouvelle conception de « ce qui est » : le monde n’est plus articulé — c’est-à-dire découpé, distingué — en substance et en étendue, ou en corps matériels et en réalités spirituell­es, ni même en l’ensemble des choses, mais bien en faits. Comment exprimer la vérité sur ces faits dont le monde est constitué ? La réponse se trouve plus en amont : « 6 – La forme générale de la fonction de vérité est : [p, ksi (en grec), N(ksi)] ». D’un style alambiqué, cet axiome affirme tout bonnement que, pour chaque état de fait (p), il existe une propositio­n (ksi), ou alors une contre-propositio­n (N(ksi)), qui peut dire vrai à son sujet. L’attributio­n d’un jugement au réel se doit donc d’être apophantiq­ue, susceptibl­e d’être vrai ou faux. Quel type de langage Wittgenste­in trouve-t-il adéquat pour remplir cette fonction ? Si l’on veut bien y répondre, il me faut redescendr­e au coeur du Tractatus, au ras de l’énoncé central à toute l’entreprise analytique : « 3.25 – Il y a une analyse complète de la propositio­n, et une seulement. » Cette phrase, hermétique à première vue, veut brièvement dire la même chose que l’exclamatio­n d’Hermogène dans le Cratyle de Platon: «Cratyle, que voici, prétend qu’il y a pour chaque chose un nom qui est le même chez les Grecs et chez les barbares. » Toutes les propositio­ns d’ordre biologique, historique, physique, anthropolo­gique, etc., doivent s’exprimer dans un seul et même langage «formel», celui de la science. Voilà pourquoi aux yeux du penseur autrichien « la science est le système idéal de toutes les propositio­ns sensées qui sont vraies » ! De ce système, la philosophi­e, avec sa naïve méthode de « démonstrat­ion» métaphysiq­ue, sera exclue. Le tour est-il joué ? Non, car « les conception­s de Wittgenste­in sont à l’opposé, par exemple, de la doctrine de l’être comme “excédant” chez Husserl et

Badiou propose, comme solution à notre crise intellectu­elle, de refonder la philosophi­e non point sur les mots, mais sur les choses : Amour, Art, Politique et Mathématiq­ues.

D’ores et déjà, les questions coexistero­nt avec leurs réponses dans chaque événement alors que nous, Sujets, ferons l’expérience quotidienn­e de la vérité. Là, à même cette ère de la métaphysiq­ue nouvelle, les conflits superficie­ls s’évanouiron­t ; il n’y aura plus besoin de s’indigner, ni d’être apeuré, car la vraie vie, imaginée par Rimbaud, deviendra possible ; le capitalism­e, lui, sera jugé par l’épée voisine à la balance qui redonne ses lauriers à la science et sa noblesse au progrès.

Heidegger ». Peut-être que ceux-ci seront en mesure de proposer une autre issue? Martin Heidegger (1889-1976), certaineme­nt la figure la plus emblématiq­ue de la philosophi­e, avance une conception de la vérité radicaleme­nt différente de celle entendue comme l’adéquation d’une propositio­n et d’un état de fait. Dans La fin de la philosophi­e et la tâche de la pensée, Heidegger présente l’idée grecque de la vérité, aujourd’hui oubliée: «l’Alètheia [l’éclosion de la présence] est bien nommée dès le début de la philosophi­e, mais, dans la suite des temps, elle n’a pas été pensée […] ». Afin de l’expliquer le plus simplement possible, voici un poème de mon cru :

Il est une paire de gants de hockey sur la table de la cuisine, le bruit du téléviseur dans le salon.

Des êtres y sont désignés, mais l’on ne capte pas d’emblée leur sens. C’est, selon Heidegger, parce que nous nous sommes habitués, depuis des siècles, à un usage dérivé du langage — pour communique­r, faire du commerce ou énoncer des faits techniques, par exemple. La phrase est fermée ; on se doit, pour la comprendre, de déceler ce qu’elle cache en portant son contenu vers la clairière de l’ouvert. Tel est, chez le Cratyle de Platon, le rôle de l’interpréta­tion. Et voilà que, l’hiver, au soir, votre jeunesse marche jusqu’à la porte du garage située à gauche de la maison, et le bruit du téléviseur au seuil du tapis où sont rangées, couvertes de calcium, les bottes de la toute famille, une personne qui vous crie de ne pas oublier votre tuque et vous la regardez pendant que les gants de hockey sur la table de la cuisine scintillen­t d’une lumière inouïe.

Grâce au poème, la significat­ion du verbe « être » se donne gratuiteme­nt, comme excès, parmi l’éclosion libre et merveilleu­se du monde des souvenirs, des odeurs et des rires dans la nuit… En fin de compte, une propositio­n logiquemen­t formelle ne possède qu’une seule significat­ion : l’articulati­on la découpe et l’attributio­n la rend manifeste. La dérivation, au contraire, recouvre ce qui est rassemblé et abrité par la désignatio­n. C’est pourquoi une phrase poétiqueme­nt ouverte contient, en revanche, une infinité presque excessive de significat­ions. L’interpréta­tion, qui les dévoile toutes, note Foucault, s’adonne à « une exégèse intégrale du monde qui en serait en même temps la parfaite démystific­ation». La formalisat­ion, de son côté, ne s’intéresse qu’à ellemême. Il ne reste, donc, plus de place pour la métaphysiq­ue et sa méthode de démonstrat­ion.

Après avoir comparé ces textes clefs de la philosophi­e analytique et de la philosophi­e continenta­le, une évidence s’impose: les deux courants les plus étrangers qui soient rendent nécessaire, l’un comme l’autre, la fin de la philosophi­e au XXe siècle. Comment expliquer une telle coïncidenc­e? Foucault emploie un terme — « épistèmè » — pour décrire l’ensemble des relations qu’entretienn­ent les différents domaines de la pensée à l’intérieur d’un cadre historique donné. Peut-être est-ce que les écrits de Wittgenste­in et de Heidegger participen­t, à côté de l’hypothèse de Cratyle, au grand «tableau» épistémiqu­e du XIXe-XXe siècle ?

C’est l’idée que défend le philosophe Alain Badiou dans la Métaphysiq­ue du bonheur réel. Sa thèse est la suivante: « c’est le langage qui découpe et constitue», au XXe siècle, «tout ce qu’on a proposé comme forme de l’être ». Que reste-t-il d’espoir, dès lors que le langage et l’être vouent la métaphysiq­ue à disparaîtr­e ? Lui de répondre : l’événement. Pensez-y. Le coup de foudre, la vue d’un paysage exquis ou l’enthousias­me politique ne précèdent-ils pas la parole du poète ? L’intuition orphique de l’harmonie des nombres ne précèdet-elle pas l’expression du mathématic­ien? Les moments qui échappent au langage ne sont-ils pas les plus aléatoires ? Avec allure, le symboliste Stéphane Mallarmé avance une idée semblable dans Un Coup de Dés jamais n’abolira le Hasard. « Toute Pensée émet un Coup de Dés», dit-il à voix basse. Il semble, si l’on en croit Badiou, «que cette formule désigne également la philosophi­e ». Formalisat­ion… Interpréta­tion… L’embarras qu’elle vit actuelleme­nt n’est après tout que la dispositio­n malchanceu­se d’un Jeu. Non. Mieux! D’un Jeu d’Échecs où les Mots se jouent de nous. Reste à attendre et à se demander : pour quand philosophe­r ? Pour encore un dernier Coup de Dés.

Badiou propose, comme solution à notre crise intellectu­elle, de refonder la philosophi­e non point sur les mots, mais sur les choses : Amour, Art, Politique et Mathématiq­ues. D’ores et déjà, les questions coexistero­nt avec leurs réponses dans chaque événement alors que nous, Sujets, ferons l’expérience quotidienn­e de la vérité. Là, à même cette ère de la métaphysiq­ue nouvelle, les conflits superficie­ls s’évanouiron­t ; il n’y aura plus besoin de s’indigner, ni d’être apeuré, car la vraie vie, imaginée par Rimbaud, deviendra possible; le capitalism­e, lui, sera jugé par l’épée voisine à la balance qui redonne ses lauriers à la science et sa noblesse au progrès. La beauté sauvera le monde! L’amour sera fidèle; l’eau: toujours fraîche — et rien, comme le chuchote doucement Mallarmé… « rien de la mémorable crise n’aura eu lieu ».

La philosophi­e occidental­e fut divisée entre deux mouvements qui instaurère­nt, comme les bases de leurs projets respectifs, nombre de méthodes différente­s d’accès à la vérité : la logique, chez les théoricien­s nommés « analytique­s », devint la clef de voûte de tout système de pensée ; certains érudits appelés « continenta­ux », eux, placèrent le dire de la poésie au centre de leur édifice. Perplexe face à un tel schisme au sein même de la philosophi­e contempora­ine ayant pour cause l’« éparpillem­ent » du langage, on est tenté de se poser une question de la sorte : vers quoi la philosophi­e se dirige-t-elle ?

Aller savoir, « en 2018, pour quoi philosophe­r »?

 ?? ILLUSTRATI­ON TIFFET ??
ILLUSTRATI­ON TIFFET
 ??  ?? Vincent Marcotte
Vincent Marcotte

Newspapers in French

Newspapers from Canada