Le Devoir

Odile Tremblay

- ODILE TREMBLAY

Certaines années se placent sous le signe d’un anniversai­re, avec oeuvres à la clé pour ressuscite­r les voix chères et inspirante­s qui se sont tues.

En ces temps de #MoiAussi, 2018 aura été au Québec le cru Pauline Julien. Libre en un temps qui ne l’était guère, fonceuse, amoureuse, ardente, ambitieuse, engagée, son timbre et sa force, ses yeux éclairés de désirs et de tourments n’ont pas fini de nous interpelle­r. Le Québec a besoin de modèles et les femmes doivent beaucoup à son icône de feu. Pauline Julien et Gérald Godin formaient un couple moderne avant la lettre.

Vingt ans que la pasionaria de la chanson québécoise nous a quittés. L’annonce de son suicide avait jeté à l’époque un certain froid. C’était avant le grand débat sur le droit de mourir dans la dignité. Le choix de partir quand la douleur et l’aphasie dégénérati­ve paralysent une femme de parole paraît mieux compris aujourd’hui. La liberté de mourir fut le pendant de sa soif de vivre.

On aura vu le spectacle La Renarde, sur les traces de Pauline Julien au théâtre Maisonneuv­e : douze voix de femmes relayées en textes et en chansons à sa mémoire. Puis le documentai­re (en ligne) de Pascale Ferland, Pauline Julien, intime et politique, produit par l’ONF, la montrant si jeunette à Paris, si vibrante à Montréal auprès de sa tribu, sur scène pour chanter ou inviter son peuple à se lever.

«Elle ressemble à un oiseau qui aurait une crinière et dont la tête scande les mots qui semblent graves», disait d’elle Gérald Godin, journalist­e poète, politicien et homme de sa vie.

Il m’a semblé retrouver un peu de Pauline Julien dimanche dernier au cinéma Impérial, lors du concert de musiques de films soulignant les dix ans du projet Éléphant. Danielle Ouimet et un choeur d’enfants entonnaien­t la chanson Mommy de Gilles Richer et Marc Gélinas, dont Pauline Julien demeure à jamais la grande interprète. Cette complainte de la perte du français en un avenir indéfini, écho à des questionne­ments identitair­es jamais colmatés, était un hymne au combat pour la cause souveraini­ste qui l’embrasa comme son compagnon.

Sous l’art des mots

Cette semaine, j’ai suivi ses traces au théâtre Espace libre. On y présentait Je ne te savais pas poète, spectacle qui clôt l’année Pauline jusqu’au 22 décembre. Le jeune duo de comédiens Rose-Anne Déry et Laury Huard, sous la direction d’André-Luc Tessier, récite des fragments de la correspond­ance entre 1962 et 1993 du couple Godin-Julien si souvent séparé par le tourbillon de la vie.

L’échange épistolier est avant tout tiré du recueil La Renarde et le mal peigné publié chez Leméac en 2009, réuni par la fille de la chanteuse, Pascale Galipeau. Ce tandem puise d’abord aux passages amoureux des lettres de jeunesse, partageant la fougue de l’âge où tout est possible.

Sur les planches, des parois crayonnées de mots et de signes, le piano d’Yves Morin et la guitare d’Étienne Thibault. Laury Huard n’a pas la présence de sa partenaire Rose-Anne Déry et la voix de celle-ci est loin de posséder le coffre de son modèle, mais tous deux s’approprien­t avec bonheur une joute amoureuse immortelle. Les jaillissem­ents, les doutes, les colères, les désirs, les reproches, les frustratio­ns nées de l’absence s’y heurtent au besoin de réalisatio­n individuel­le. Des élans passionnés nous emportent.

« Vous êtes encore là sur ce divan, encore là dans ma chambre et votre valise est par terre près du poêle et sans fin nous entendons les mêmes disques et nous ne vivons que pour nous et nous partons et les mélèzes ne sont plus des mélèzes mais des raisons de nous parler, de nous caresser, de rire et d’être heureux», lui lance-t-il en envolée.

«Est-ce vraiment vers vous, ou de par moi, ce gémissemen­t ? demandet-elle. Comment le saurais-je puisque peu à peu dans la nuit, votre contour se perd, et dans l’ombre s’éclairent par alternance­s une main, un rire léger — des cils longs et touffus — et cette voix tendre qui révèle les profondeur­s les plus amoureuses — et tout à coup inflexible dresse ses murailles infranchis­sables. »

Les références du poète et de la chanteuse, abreuvés de lectures, de théâtre, de musique, de cinéma au contact d’artistes morts ou vivants, nourrissen­t leurs missives. Ces amoureux évoluaient dans des univers éclairés et avant-gardistes entre une France encore solaire et un Québec à réinventer ; la beauté et la force de leur prose s’en ressentent. Cette époque de ferveur éclaire les confusions et les angoisses de la nôtre.

De quoi replonger dans la lecture de La Renarde et le mal peigné, levant son verre de fin d’année à l’écriture sur papier, en effacement. Vin de nostalgie ? À consommer avec modération, comme on dit, mais la saison s’y prête. Les mots semblent soudain bien ternes en 280 caractères au plus.

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