Tranches de désespoir ordinaire
Une intrigue brillamment découpée met en relief trois touchants portraits de femmes
La coupure ★★★ 1/2 Fiona Barton, traduit de l’anglais par Séverine Quelet, Fleuve Noir, Paris, 2018, 478 pages
On se sert souvent de mots différents pour décrire une même réalité. Ainsi, au théâtre, on parle de l’importance de la mise en scène — autant que du texte ou même du jeu des comédiens. Au cinéma aussi, le montage fait souvent la particularité d’un film. Et dans ce thriller de Fiona Barton — qui avait fait une entrée remarquée avec La veuve, chez le même éditeur il y a deux ans —, on sera tout de suite frappé par le découpage de l’intrigue qui vient donner tout son sens au roman. Dans les trois cas, on parle concrètement d’écriture.
Détresse et fragilité
L’histoire qu’on nous propose ici est fort complexe et s’amorce avec la lugubre découverte d’ossements sur un chantier de construction; ce sont les os d’un bébé enterré dans un journal daté du début des années 1970. Quatre femmes vont réagir de façon tout à fait différente à l’affaire: Angela, dont le bébé à peine naissant a disparu à la même époque; Kate, une journaliste qui flaire «l’affaire intéressante»; Emma, une femme fragile dans la cinquantaine profondément affectée par la macabre découverte; et Jude, sa mère. Ce n’est pas tant la peinture d’une époque — précise, efficace — qui étonne que le portrait de ces femmes qui nous font vivre un drame échelonné sur une période de 40 ans.
Kate est la plus solide d’entre elles ; on l’a déjà vue mener l’enquête dans le précédent roman de Barton avec sa grande capacité d’empathie. Et encore une fois, sa présence et son entêtement parviendront à jeter un peu de lumière sur cette histoire tordue, où les victimes sont plus nombreuses qu’il n’y paraît.
C’est qu’on découvre peu à peu à quel point Angela, Emma et Jude ont été profondément marquées, toute leur vie durant et à des degrés divers, par la disparition de ce même bébé. Plus la journaliste amènera les trois femmes à se révéler à elles-mêmes et plus l’affaire se compliquera : à un moment donné, l’analyse ADN des restes laissera même planer le doute que deux bébés aient pu être enfouis au même endroit…
Bien au-delà de l’intrigue policière, c’est d’abord la détresse et la fragilité d’Angela, d’Emma et de Jude qui transpirent tout au long du récit; Barton (et sa traductrice!) parvient à décrire la texture particulière de l’angoisse que vit chacune d’elles. Le tableau qu’elle trace de la vie en sourdine de ces trois femmes, avec le laisser-aller des années 1970 en arrière-fond, vaut à lui seul le détour. Quand les ténèbres se dissipent et qu’apparaissent les vrais coupables derrière le brillant découpage des événements, même la surprise ne parviendra pas à faire oublier le désespoir ordinaire — comme dans « quiet desperation is the English way » — de ces personnages déchirés. Sous ses airs de fait divers «ordinaire», cette triste histoire réussira à toucher au moins quelques endurcis.