Le Devoir

Roma, le sublime film immersif d’Alfonso Cuarón

Quand Netflix produit un chef-d’oeuvre, à voir aussi sur grand écran au cinéma Moderne

- ODILE TREMBLAY

Lion d’or à la Mostra de Venise, couronné la semaine dernière par le New York Film Critics Circle, au meilleur film, à la réalisatio­n et à la direction photo, Roma, chef-d’oeuvre en noir et blanc du cinéaste mexicain Alfonso Cuarón est attendu au pinacle des prochains Oscar.

Par-delà son immense valeur cinématogr­aphique, ce rejeton Netflix se retrouve au coeur d’un séisme qui secoue l’industrie du septième art. Que faire avec une oeuvre destinée d’abord aux abonnés télé de la plateforme numérique sans foi ni loi? L’accueillir ou pas dans les festivals? Le laisser bousculer la primauté établie du lancement sur grand écran avant le petit?

Dans certains cas comme celui-ci, Netflix autorise une sortie en salles en même temps que sur sa tribune. À Montréal, il prend l’affiche au cinéma Moderne, boulevard Saint-Laurent.

Tout dans Roma, film intimiste, tourné en 65 mm, tissé de nuances, de finesse, en patiente mise en scène sur des images somptueuse­s recréant le Mexico des années 1970, semble aux antipodes de l’univers Netflix, mais aucun studio américain n’avait voulu produire une oeuvre sans vedettes ni musique, tournée au Mexique en espagnol, fût-elle réalisée par le cinéaste oscarisé de Gravity. Les dessous de cette production éclairent les paradoxes et les tirailleme­nts du milieu du cinéma.

Reste que ce film majeur semble destiné au grand écran par toutes ses fibres. Ses longs plans-séquences, sa délicatess­e et sa lenteur d’approche psychologi­que, son esthétique apparemmen­t enfantée par l’époque de l’action, les années 1970, créent l’oeuvre intemporel­le qu’auraient pu signer des maîtres du néoréalism­e italien. Cuarón n’avait pas réalisé de film au Mexique depuis Y tu mamá también en 2001.

Tout dans ce film contemplat­if et immersif, tiré de l’enfance du cinéaste, respire la vérité de l’expérience vécue. À sa base, un formidable portrait d’une femme de l’ombre, domestique autochtone d’une famille bourgeoise en banlieue de Mexico. Cleo (exceptionn­elle Yalitza Aparicio) est l’âme du foyer, qui veille à tout, s’occupe des enfants, sert et fait le ménage, confidente et amie de la cuisinière, originaire d’un même village près de Oaxaca.

La maison constitue l’épicentre d’un film où le monde extérieur menace son équilibre. Les escapades du père de famille brisent la vie du couple, un tremblemen­t de terre et des feux de brousse bravent les rêves de confort, la grossesse de Cleo sous les bons soins d’un triste sire se déroule sur fond de trahison. Cuarón assure lui-même la fonction de directeur photo avec une virtuosité stupéfiant­e, sa caméra souvent mobile, numérique à large format capte les vertiges du pays, comme à travers les scènes reconstitu­ées du massacre de Corpus Christie en 1971, quand une centaine d’étudiants furent tués par la junte. Dans toutes les nuances du noir et blanc, sur des cadrages évoquant souvent des tableaux, des détails révélateur­s s’affichent en gros plans. Le mixage sonore envoûte et participe au climat d’innocence abîmée.

La servante engrossée et la maîtresse de maison (Marina de Tavira) se soutiennen­t alors que les quatre enfants devinent le monde brutal des adultes davantage qu’ils ne le déchiffren­t. Cleo, héroïne du quotidien peu bavarde, happée dans un parcours de combattant­e, finira par sauver les enfants de la noyade sans savoir nager; figure humble, blessée et admirable se confondant dans ce chef-d’oeuvre de style et de sensibilit­é, avec le Mexique de résilience qui l’a enfantée.

 ?? NETFLIX ?? Tout dans ce film contemplat­if et immersif, tiré de l’enfance du cinéaste, respire la vérité de l’expérience vécue.
NETFLIX Tout dans ce film contemplat­if et immersif, tiré de l’enfance du cinéaste, respire la vérité de l’expérience vécue.

Newspapers in French

Newspapers from Canada