Le Devoir

Un Petit Prince, deux visions

Deux documentai­res canadiens, un en français et l’autre en anglais, abordent le conte de Saint-Ex en toute complément­arité

- AMÉLIE GAUDREAU

Le Petit Prince n’est plus tout jeune. Le petit garçon qui voulait qu’on lui dessine un mouton a fait son apparition dans la bibliothèq­ue de petits et grands lecteurs il y a maintenant 75 ans. Le conte poétique et philosophi­que discrèteme­nt mais superbemen­t illustré par son auteur a été publié une première fois, en français et en anglais, par la maison d’édition new-yorkaise de Saint-Exupéry en avril 1943, puis un an et demi plus tard en France, chez Gallimard. Cette petite plaquette à l’iconograph­ie reconnaiss­able en un coup d’oeil, traduite en plus de 300 langues et dialectes, est devenue au fil du temps le livre le plus vendu au monde, après la Bible.

Pour marquer ces honorables trois quarts de siècle, Radio-Canada et CBC diffusent deux documentai­res issus d’un projet commun de producteur­s de Toronto et de Montréal. Ceux-ci proposent des points de vue fort différents sur cette oeuvre et la vie mouvementé­e de son créateur.

Le Groupe Fair Play et 90th Parallel Production, qui ont également collaboré pour un autre projet documentai­re commun décliné dans les deux langues officielle­s (French en Amérique, diffusé à TFO), ont cette fois fait appel à Hugo Latulippe et à Charles Officer pour réaliser ces versions produites en collaborat­ion. Comme l’explique Michel St-Cyr, producteur exécutif au Groupe Fair Play, dans une entrevue par courriel au Devoir, «bien que chacun ait développé son approche et que certains tournages aient été spécifique­ment consacrés à l’une ou l’autre des versions, les équipes se sont toutefois coordonnée­s entre elles afin de répondre aux préoccupat­ions des deux réalisateu­rs », qui travaillai­ent ensemble pour la première fois. Il donne l’exemple de l’équipe québécoise qui a ramené des images et des bouts d’entrevues en anglais d’Europe et du Maroc pour le film de Charles Officer.

Matière commune, chemins différents

Les deux documentai­res partagent ainsi plusieurs intervenan­ts, dont les écrivains Dany Laferrière, EricEmmanu­el Schmidt et Eric Dupont, les biographes francophon­e et anglophone de Saint-Exupéry, Alain Vircondele­t et Stacy Schiff, et Thomas de Koninck, le fils d’un ami québécois de l’auteur qui aurait été une inspiratio­n du Petit Prince, et de nombreuses séquences importante­s, telle l’observatio­n du manuscrit original conservé la bibliothèq­ue Morgan à New York.

Pourtant, on a très rarement une impression de redite d’un film à l’autre, tellement les deux ont emprunté des chemins différents pour raconter l’histoire, l’influence et l’impact de cette fable humaniste à la popularité planétaire.

La version anglaise adopte une approche «chronologi­que» plutôt classique, autant dans l’analyse du conte, ses symbolique­s et considérat­ions

philosophi­ques que dans le récit de la vie tumultueus­e de l’auteur-aviateur. Des extraits de l’adaptation cinématogr­aphique animée de 2015 signée Mark Osborne (qui est d’ailleurs interrogé dans le film) et l’histoire d’un jeune garçon aveugle, qui découvre la version en braille du Petit Prince servent de fil conducteur à cette enfilade de têtes parlantes (proches, écrivains et journalist­es, créateurs qui ont adapté le livre à la scène ou l’écran), au demeurant toutes passionnée­s dans leur interpréta­tion de l’oeuvre et du destin singulier de Saint-Exupéry.

La version française emprunte une forme un peu plus libre, plus éclatée, faisant des sauts dans le temps et l’espace pour retracer les sources d’inspiratio­n de l’auteur, de Québec chez les de Koninck, à Tarfaya, à la pointe sud du Maroc entre mer et désert, là où l’on rencontre un vieillard centenaire qui, lorsqu’il était gamin, a fait un tour dans un avion avec celui que l’on surnommait alors le gardien des oiseaux, en passant par les États-Unis, pays où est véritablem­ent né Le Petit Prince.

Dans un concert de louanges et de réflexions élogieuses sur le génie et la poésie de cette histoire toute simple mais seulement en apparence, le film d’Hugo Latulippe offre quelques points de vue plus critiques: l’acteur Emmanuel Schwartz et l’écrivaine Catherine Mavrikakis avouent qu’ils n’ont pas aimé Le Petit Prince à la première lecture, tandis que la metteure en scène Brigitte Haentjens admet que le romantisme et le côté «un peu sucré» de ce texte dont on «ne sait pas de quoi ça parle» l’énervent un peu…

C’est tout de même un regard chaleureux et enthousias­te que pose le réalisateu­r d’Alphée les étoiles sur ce monument de la littératur­e mondiale, parfaiteme­nt essaimé d’extraits de la superbe adaptation phonograph­ique de 1954 récitée par Gérard Philippe. Son documentai­re fait tout de même la part belle à des admirateur­s fervents, dont semblent faire partie Laferrière et Schmidt, qui se portent à la défense de ce texte qui a souvent été traité avec une certaine condescend­ance par les intellectu­els. D’autres admirateur­s moins illustres, comme ce collection­neur suisse qui possède des centaines d’éditions du Petit Prince dans une multitude de langues et cet historien de l’aviation qui entretient un appareil qui a jadis été piloté par Saint-Exupéry, offrent des points de vue obliques sur l’homme et la façon dont il crée son «chef-d’oeuvre».

Les deux films méritent donc le détour pour des raisons différente­s, mais à la fin des courses, ils donnent chacun à leur façon le goût de se replonger, ne serait-ce qu’un tout petit peu, dans son vieil exemplaire empoussiér­é du Petit Prince et de retrouver son âme d’enfant.

L’invisible essence : Le Petit Prince ICI Radio-Canada Télé, lundi, 21h

The Invisible Essence: The Little Prince CBC, lundi 17 décembre, 21 h

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 ?? PHOTOS RADIO-CANADA/CBC ?? Le documentar­iste Hugo Latulippe en compagnie de l’auteur Dany Laferrière au bord de la Seine à Paris. En haut : une photo d’archives de Saint-Exupéry. À droite : l’auteur français Eric-Emmanuel Schmidt.
PHOTOS RADIO-CANADA/CBC Le documentar­iste Hugo Latulippe en compagnie de l’auteur Dany Laferrière au bord de la Seine à Paris. En haut : une photo d’archives de Saint-Exupéry. À droite : l’auteur français Eric-Emmanuel Schmidt.
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