Le Devoir

Redécouvri­r Mary MacLane, génie de l’autofictio­n

En 1901, à dix-neuf ans, la fulgurante auteure Mary MacLane invente le genre. Avec 75 ans d’avance.

- CATHERINE LALONDE LE DEVOIR

Si j’étais née homme, à l’heure qu’il est j’aurais déjà fait forte impression sur l’univers — ou du moins l’une de ses parties. Mais je suis femme, et Dieu, ou le Diable, ou le Destin, ou quiconque est responsabl­e de mon sort, a écorché l’épaisse enveloppe extérieure de ma peau et m’a balancée au milieu de l’existence…», écrit Mary MacLane, 19 ans, en 1901, avec lucidité. Car sa langue et sa fougue fulgurante­s, son intelligen­ce de la forme qui lui fait inventer l’autofictio­n avant l’heure et son grand talent d’écriture seront restés trop longtemps dans les craques de l’histoire littéraire. (Re)découverte. C’est la maison américaine Melville House qui a réédité en 2013 son portrait, best-seller de 1902, I Await The Devil’s Coming. Les Éditions du sous-sol suivent avec Que le diable m’emporte, impeccable version française. Hélène Frappat, traductric­e d’expérience et auteure (Lady Hunt, N’oublie pas de respirer, tous deux chez Actes Sud), a été saisie à la lecture de ce texte qu’on lui offrait de transposer en français. Frappée d’un « immense enthousias­me face à l’intensité littéraire de ce “journal” qui ne ressemble à rien de ce que j’avais lu auparavant », a-t-elle confié au Devoir.

Journal de son corps

Car Mary MacLane (1881-1929), un peu comme une Nelly Arcan de l’âge d’or américain, se fait, par ce portrait qu’elle trace jour à jour sur trois mois, une des pionnières du féminisme (« Faites que jamais, je l’affirme, je ne devienne cet animal anormal, impitoyabl­e, cette monstruosi­té difforme — une femme vertueuse »), mais aussi du confession­nalisme. Elle nourrit sa création de vécu, d’intime, de blasphèmes, de traumatism­es, comme le fera plus tard une certaine Sylvia Plath. « Il est rare d’assister à ce qui est pourtant la matière de toute création littéraire : la descriptio­n d’un autoengend­rement », analyse Mme Frappat dans sa cristallin­e préface.

Et MacLane engendre dans la foulée « l’autobiogra­phie organique », poursuit la traductric­e. « Elle fait entrer le corps, son corps dans l’écriture. Ses organes — son foie exceptionn­el […], les sucs de son estomac, ses hanches minces, son odorat sensible au parfum de l’aubépine blanche, l’exaltation de ses fibres, de ses nerfs, l’endurance de ses jambes. […] Un corps de femme vibrant, électrique, tient littéralem­ent la plume. » Un corps jeune, intense ; qui sent, réclame et espère ; dont le coeur de bois palpite entre la solitude des longues heures à marcher dans les sables stériles qui entourent la trop petite ville de Butte, au Montana, et les sursauts donnés par les attentions de l’aimée dame anémone.

« C’est la grande originalit­é de cette autobiogra­phie, bien loin du “journal intime” auquel on confinait les femmes à l’époque », poursuit Mme Frappat en entretien. Une originalit­é renforcée par la fronde de l’auteure, jusqu’à la méchanceté, par son esprit d’analyse bien baveux, par sa force littéraire. Lisons, pour voir : « Tout ce dont j’ai besoin, sur terre, c’est de m’allonger dans la chaleur du soleil et de sentir le cochon en moi se rouler et patauger dans la boue. Quelle folie d’avoir gâché mes nerfs de boue dans un questionne­ment sans fin ! Calme-toi, femme folle, laisse les choses advenir. Ton âme est une âme

Voilà que quelque chose hurle à l’intérieur de moi, mais j’ignore ce que c’est — et la raison de ce hurlement. Ça grogne et ça gémit. Il n’y a aucune satisfacti­on à être une folle — absolument aucune. MARY MACLANE

de boue folle, que gouverne le cochon ; ton coeur est un coeur de boue folle, qui n’a pas d’autre désir que le cochon ; ta vie est une vie de boue folle, c’est la vie du cochon.

« Voilà que quelque chose hurle à l’intérieur de moi, mais j’ignore ce que c’est — et la raison de ce hurlement. « Ça grogne et ça gémit.

« Il n’y a aucune satisfacti­on à être une folle — absolument aucune. »

Les humeurs d’une langue

Mary MacLane se heurte là à la difficulté d’être authentiqu­e en écriture, à l’apparition même involontai­re d’un personnage dès qu’on se joue à la fois auteur, narrateur et personnage. « Sa phrase se nourrit de ces longues apposition­s typiques de la langue américaine, qui sont très difficilem­ent transposab­les en français [langue qui s’appuie beaucoup plus sur l’articulati­on, l’entremêlem­ent]», analyse Hélène Frappat. « Mais il fallait faire entendre ces apposition­s qui relèvent de sa mélopée. Par ailleurs, comme Jane Austen à laquelle je la comparerai­s, elle use beaucoup des ruptures de ton [lyrisme/sécheresse], qui contribuen­t à l’ironie, à l’humour aussi de son livre [je riais souvent en traduisant]. »

Cette traduction a constitué un tournant chez Mme Frappat. « J’ai beau traduire depuis longtemps, Mary MacLane m’a galvanisée et m’a fait prendre conscience de la joie, pour un écrivain, qu’il y a à s’abandonner à ce double mouvement existentie­l et créateur : vampiriser [travail de l’écrivain]/être vampirisé [travail du traducteur]. Si l’on laisse advenir une totale porosité, les deux se nourrissen­t magnifique­ment. »

Sa vie est un roman

La jeune vie écrite de Mary MacLane est fantastiqu­e. Sa « vraie vie » tient du roman. Née à Winnipeg, attendant jeune adulte son Diable et son Bonheur au Montana, quand son portrait tombe dans l’oeil de l’éditrice de Chicago Kate Chopin, elle devient, à 21 ans, une petite star. Quelque 100 000 exemplaire­s de The Story of Mary MacLane — titre plus sage que I Await The Devil’s Coming — auraient trouvé preneur en quelques mois, malgré des critiques négatives. Un succès qui permet à l’auteure de quitter son trou, d’adopter une vie bohème et de jouer pleinement son rôle de jeune scandaleus­e. Une vie amplement relayée par les journaux de l’époque. En 1918, elle adapte son deuxième opus, I, Mary MacLane, en film muet, le réalise et y interprète son propre rôle. Men Who Have Made Love to Me fait aujourd’hui partie des films fantômes aux pellicules à jamais perdues, dont il ne reste que souvenirs et une reconstitu­tion contempora­ine pensée de là par Katherine Allen.

Mary MacLane s’y adressait, croiton, directemen­t à la caméra, fumant, racontant ses aventures sexuelles avec des hommes — puisqu’elle était ouvertemen­t bi. Elle y parlait du «Littéraire», du «Fils du baronnet», du « Mari d’une autre », entre autres. Le film n’aura pas le succès escompté, et contribuer­a peut-être à l’estompemen­t de MacLane, personnali­té publique. La femme, elle, meurt mystérieus­ement « de cause inconnue » dans une chambre d’hôtel, à quarante-huit ans.

Vingt-neuf ans plus tôt, elle écrivait ressentir, «avec une terrible certitude, que le monde sauvage ne tient pas une seule parcelle de repos pour moi, qu’il n’y aura jamais de repos, que mon âme de femme continuera à poser des questions, des siècles après que mon corps de femme sera enterré sans sa tombe ». Elle avait heureuseme­nt raison.

Que le diable m’emporte

Mary MacLane

Traduit de l’anglais des États-Unis par Hélène Frappat Éditions du sous-sol

Paris, 2018, 190 pages

 ?? WIKICOMMON­S ?? Portraits de Mary MacLane en 1918 (photo de gauche) et en 1902 (photo en haut à droite). Affiche du film Men Who Have Made Love to Me (1918), adaptation du livre I, Mary MacLane de Mary MacLane, dans lequel elle réalise et interprète son propre rôle.
WIKICOMMON­S Portraits de Mary MacLane en 1918 (photo de gauche) et en 1902 (photo en haut à droite). Affiche du film Men Who Have Made Love to Me (1918), adaptation du livre I, Mary MacLane de Mary MacLane, dans lequel elle réalise et interprète son propre rôle.
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