Le Nunavik privé d’un procureur de la Couronne permanent
Le Directeur des poursuites criminelles et pénales (DPCP) se retrouve sur la défensive après avoir renvoyé dans le sud du Québec le seul procureur de la Couronne basé à Kuujjuaq au Nunavik, une région où l’accès à la justice est pourtant jugé très problématique depuis des années. Une décision vivement dénoncée par la communauté inuite et ses défenseurs, mais que le DPCP présente plutôt comme une « amélioration du service ».
« Depuis mai 2018, nous maintenons l’offre de service et la bonifions afin d’optimiser le traitement des dossiers à Kuujjuaq », a indiqué Jean-Pascal Boucher, porte-parole du DPCP, en soulignant «qu’aucun procureur ne résidait » vraiment sur place et qu’un seul y était effectivement « plus présent » que d’autres. « Nous ajoutons aussi un troisième procureur […] pour permettre un traitement efficace des dossiers, pour rencontrer les victimes et les témoins en vue des audiences à la Cour. »
La semaine dernière, ce procureur « permanent » du DPCP, Jean-Claude Latraverse, actuellement « en prêt de service au bureau du Nord-du-Québec », a traité ses derniers dossiers sur place avant de revenir vers le sud, où il doit poursuivre son travail à distance depuis Amos. « La décision a été prise sans avoir consulté la communauté », déplore François Dorval, avocat responsable des questions sociojuridiques à la Société Makivik, qui fait le pont entre les Inuits et le gouvernement du Québec. « Et pourtant, nous siégeons tous à des forums où cette question aurait pu être abordée. »
« Cette personne joue un rôle d’interface important pour expliquer le rôle et
le fonctionnement de la justice, dit Jean-François Arteau, avocat qui travaille depuis 25 ans avec les Inuits. Cela nous éloigne d’une solution en matière d’accès à la justice. On régresse. »
« Nous allons vivre le changement et ses conséquences », renchérit JeanPierre Larose, chef du Corps de police régional Kativik (CPRK), joint à Kuujjuaq cette semaine. «Avoir un procureur sur place, ça facilite les échanges. Cette décision ne vient pas nous aider. »
Mardi, des données inédites révélées par Le Devoir confirmaient la discrimination systématique dont sont victimes les habitants du Nunavik en matière de détention préventive. Les Inuits doivent passer en effet de 30 à 60 % plus de temps en prison avant d’être présentés à un juge, et ce, en raison de leur éloignement, mais surtout de la distance qu’ils doivent parcourir pour atteindre le palais de justice d’Amos en passant par Montréal en avion, pour remonter vers le nord en autobus.
Mardi, le ministère de la Justice s’est dit « conscient des défis liés à l’administration des services de justice dans les endroits éloignés » et « poursuit ses efforts avec ses partenaires afin de continuer à réduire le temps de détention des prévenus issus des communautés inuites au Québec », a indiqué au Devoir son porte-parole, Paul-Jean Charest.
Or, les données obtenues par la Loi sur l’accès à l’information auprès du ministère de la Sécurité publique confirment également que la discrimination est visible également une fois le jugement rendu. Les membres de cette communauté font en effet face à des sentences plus sévères et à des séjours en prison plus longs de 3 à 10 jours, depuis 2015, par rapport à la moyenne nationale.
La gravité des crimes explique en partie cette disparité, qui serait accentuée par l’incompréhension du système de justice par les prévenus. « Le système de justice canadien est étranger aux Inuits, dit M. Dorval. Il y a une incompréhension qui accroît les problèmes ». L’homme souligne entre autres plusieurs cas de non-respect de condition parce que la nature et le sens de ladite condition ne sont pas compris. « Les gens sont renvoyés en prison pour ça. »
En novembre dernier, devant la Commission d’enquête sur les relations
Avoir un procureur sur place, ça facilite les échanges. Cette décision » ne vient pas nous aider. JEAN-PIERRE LAROSE
entre les Autochtones et certains services publics au Québec, la commission Viens, la coordinatrice du comité de la justice à Inukjuak, Phoebe Atagotaaluk, a expliqué que l’obstacle de la langue contribuait en grande partie aux inégalités et à la discrimination en matière de justice.
Les procédures se déroulent en français et en anglais, soit la deuxième ou troisième langue des prévenus, qui n’ont qu’un accès limité à des interprètes en inuktitut.
Réaction de la ministre
Mardi, le cabinet de la ministre de la Justice, Sonia LeBel, s’est dit très sensible à ce phénomène et assure qu’il va « travailler plus largement » pour améliorer l’accessibilité à la justice pour les « catégories de gens vulnérables ».
« Nous attendons le rapport de la commission Viens [attendu en septembre prochain] et nous allons prendre au sérieux ses recommandations », a indiqué Nicky Cayer, attaché de presse de la ministre.
Même s’il assure n’avoir jamais fermé le bureau du procureur de la Couronne à Kuujjuaq, le DPCP précise qu’il n’a pas prévu de se « départir de ses locaux ou du logement » qu’il y possède, mais souligne qu’il poursuit sa réflexion sur le sujet.
« Actuellement, aucune décision définitive n’a été prise [sur l’avenir du bureau et du logement], dit Jean-Pascal Boucher, porte-parole du DPCP. Les commentaires et préoccupations des partenaires sont les bienvenus pour alimenter les discussions. Le DPCP souhaite en arriver à une solution durable. »