May joue la montre
Il était devenu clair depuis un moment, sauf pour la première ministre Theresa May apparemment, que son accord avec l’UE sur le Brexit allait être rejeté par le Parlement britannique lors du vote prévu mardi. Un vote qu’in extremis, elle s’est finalement résolue à repousser, face à l’évidence voulant qu’une défaite lui pende au nez. Grand bien lui fasse. Elle aura joué la montre, calculant peut-être qu’une majorité de députés se rallieraient in fine plutôt que d’avoir à composer avec les risques d’une rupture brutale (un « no deal »). Elle va continuer de la jouer d’ici le 21 janvier, date butoir pour la tenue du vote, en essayant d’obtenir des «garanties juridiquement contraignantes» sur la question exacerbée de la frontière irlandaise, ce à quoi, à Bruxelles, l’Union européenne s’est refusée d’emblée, sauf pour apporter à l’accord quelques « clarifications ».
Avec le résultat que la Grande-Bretagne ne s’en trouve qu’un peu plus plongée dans l’impasse.
Une impasse dont on ne dira jamais assez qu’elle est le résultat des mauvais calculs stratégiques des conservateurs. Soit, le projet européen n’a jamais emballé les Anglais, si ce n’est que pour des raisons pratiques de commerce. Reste qu’ils n’en seraient pas là, à tenter de réinventer la roue, si l’ex-premier ministre David Cameron n’avait pas perdu — de justesse — son pari référendaire de juin 2016, empoisonné par la question migratoire, aux mains des forces du « Leave ».
Que Mme May, fragilisée mais pugnace, parvienne à faire voter l’accord sur le Brexit et la Grande-Bretagne serait encore loin d’en avoir fini avec son psychodrame. Après tout, l’accord de divorce censé entrer en vigueur le 29 mars prochain n’est que transitoire. Tout doit encore être réglé avant le 31 décembre 2020, 21 mois plus tard : frontière irlandaise, sort des expatriés européens, relations commerciales hors UE…
Que le psychodrame ne prenne pas cette forme, alors il en prendra d’autres : pour tenter de recoller les pots, Mme May pourrait à son tour décider, à son corps défendant, de se lancer dans l’aventure hautement risquée d’un référendum, une idée qu’elle exclut pour le moment, mais qui continue de faire son chemin au Royaume-Uni, y compris au sein du cabinet conservateur.
Demeure le scénario d’élections législatives, ce que ne cache pas vouloir le Labour emmené par son chef Jeremy Corbyn, optimiste quant à ses chances de prendre le pouvoir à la faveur des déchirements du Parti conservateur entre les pro-Europe et les pro-Brexit. Mais que M. Corbyn se retrouve à la tête du gouvernement et il se heurterait à son tour aux contradictions des travaillistes : lui, eurosceptique de gauche opposé à l’UE pour son ultralibéralisme, mais chef d’un parti dont une large part des députés et des militants sont europhiles… Si bien que la position du Labour sur le Brexit n’est pas vraiment plus facile à déchiffrer que celle des conservateurs.
Tout agité qu’il soit, le débat sur le Brexit a ceci de fascinant qu’il met en exergue le dynamisme du parlementarisme britannique. Ce qui tranche avec la tendance à la personnalisation du pouvoir qui se manifeste ailleurs. Et ce qui vient rappeler que le vote référendaire de 2016 était largement porteur, mais pas seulement, d’une exaspération populaire partagée un peu partout dans les pays européens à l’égard d’une EU trop mondialisante, trop élitiste, trop technocratique. Bref, trop peu démocratique.
On voudrait donc qu’à Bruxelles, le psychodrame anglais force à la réflexion et aux réformes la somme de ses gouvernements nationaux. Cette introspection n’a pas lieu, ou si peu, alors que les « crises de gouvernance » se creusent dans le monde occidental — à Londres, à Paris, à Washington.
Des voix tentent pourtant d’articuler cette réflexion, comme l’économiste de premier plan Thomas Piketty, qui vient de publier avec plus de 120 intellectuels et responsables politiques de seize pays un Manifeste pour la démocratisation de l’Europe. Y sont proposées des mesures concrètes — des mesures ambitieuses et réalistes : par exemple, l’augmentation massive du budget social de l’UE et la création d’une assemblée législative européenne « souveraine » pour sortir l’Europe de « l’ornière technocratique ». Pourquoi ces voix ne sont-elles pas plus audibles ? Il faudra bien qu’elles le deviennent.
Tout agité qu’il soit, le débat sur le Brexit a ceci de fascinant qu’il met en exergue le dynamisme du parlementarisme britannique