Le Devoir

Le corps d’une femme

- FRANCINE PELLETIER

Le monde est assis sur une bombe, les changement­s climatique­s, sans parler de la crise des migrants, du prochain krach financier, de la montée de l’extrême droite, de l’augmentati­on des crimes haineux, ou encore du périlleux débat sur la laïcité qui est, ici, tout sauf réglé. Et pourtant, rien ne semble avoir ébranlé les colonnes du temple autant que le choix vestimenta­ire de la députée solidaire Catherine Dorion.

À lire les commentair­es, dont ceux d’hommes et de femmes qui ont eux-mêmes déjà boudé les convention­s établies, on aurait cru la nouvelle élue arrivée les seins nus en pleine Assemblée nationale. Le « décorum » et le « respect des institutio­ns » n’auront jamais été aussi âprement défendus. Ni le soulier lancé par Amir Khadir (fin 2008), ni même la moustache de Manon Massé, ni non plus les espadrille­s d’un autre nouvel élu, Sol Zanetti, ne se mesurent aux hauts cris qu’a essuyés la députée de Taschereau depuis son arrivée sur la colline parlementa­ire.

Posons donc la question : qu’est-ce qui dérange tant ? Le fait d’être une belle jeune femme, caractéris­tiques hors norme en partant, qui utilise son corps pour passer un message ? Serait-ce là l’origine du drame ? Les femmes, rappelons-le, sont un ajout récent à l’Assemblée nationale. Il a fallu attendre 1961 avant même d’en voir une seule : Claire Kirkland Casgrain. Il a fallu attendre un autre quart de siècle (1985) avant qu’elles commencent à se creuser une place : les femmes comptaient alors pour 14,8 % des élus. Et encore un autre quart de siècle (2008) avant de constituer à peine le tiers de l’assemblée (29,6 %). L’histoire des femmes en politique, même aujourd’hui à 42 %, n’est pas exactement un success story. Ç’a été long et pénible et compliqué. Demandez-le à Pauline Marois ou tapez-vous Le pouvoir ? Connais pas de Lise Payette.

À venir jusqu’à, disons, Nathalie Normandeau, les politicien­nes avaient souvent le même look asexué, matrone sur les bords. À défaut du complet homme d’affaires, elles s’arrangeaie­nt pour se fondre dans le décor de boiseries et de coussins satinés, le cénacle du pouvoir, en s’habillant, un peu à la façon des uniformes de couvent, carré : rien qui dépasse, rien qui se remarque, ou si peu. Comme a dit déjà Louise Harel, « en rentrant à l’Assemblée nationale, une femme laisse sa sexualité à la porte ».

Il n’y a jamais eu de règles écrites, évidemment, mais accéder au Saint des Saints, c’était forcément neutralise­r ce qui pouvait jurer avec ce décor solennel : les atours de la féminité, notamment. Que de remous, souvenons-nous, pour le foulard un peu trop haut en couleur de Pauline Marois. Se fondre avec les barreaux de chaise était le prix à payer pour oser s’aventurer en politique. Veut veut pas, il fallait tendre vers ce « monstre hybride », la « femme-homme », décrit par le père fondateur du Devoir, Henri Bourassa, lors du débat sur le droit de vote des femmes, comme gage qu’on était capables, nous aussi, les femmes, de nous aventurer là où supposémen­t la raison mène et les poings sur la table ponctuent les fins de phrase.

L’arrivée de Manon Massé à l’Assemblée nationale a d’ailleurs causé bien moins de remous que celle de sa consoeur — publiqueme­nt, du moins —, probableme­nt parce que la moustache de la co-porte-parole était plus en continuité avec la masculinit­é du Salon bleu que la petite camisole de Catherine qui, elle, en déviant si effrontéme­nt du modèle vestimenta­ire, s’est avérée la véritable usurpatric­e des lieux.

Le scandale des vêtements à l’Assemblée nationale rappelle comment, malgré 50 ans de progrès pour les femmes, les vieilles notions portant sur la façon dont une femme devrait se comporter ou s’habiller sommeillen­t toujours en nous. Pour être prise au sérieux, il faudrait qu’une femme ne soit ni trop couverte — comme les femmes voilées, perçues, elles aussi, comme des usurpatric­es — ni trop découverte, du moins quand on a la prétention de jouer dans la cour des hommes. Pour le reste, dévêtez-vous au maximum, mesdames, faites arquer vos sourcils et rouler vos paupières, le spectacle est toujours tellement apprécié, mais sachez que votre crédibilit­é en prendra pour son rhume et que vous serez réduites, dès lors, à la sous-catégorie de femmes-femmes et assimilées en tout ou au moins en partie, à de la chair fraîche.

Voilà les trois grands diktats, toujours en vigueur, visant la femme moderne aujourd’hui.

Remercions donc l’audacieuse députée de Taschereau, plus poétique encore que Gérald Godin et bien plus branchée sur les « vraies affaires » que François Legault, d’avoir défoncé le plafond de verre du Salon bleu, plein de dorures et de guirlandes celui-là, et, surtout, de démontrer un tel talent à faire de « la politique autrement ». Il en faudrait plus comme elle.

Le scandale des vêtements à l’Assemblée nationale rappelle comment, malgré 50 ans de progrès pour les femmes, les vieilles notions portant sur la façon dont une femme devrait se comporter ou s’habiller sommeillen­t toujours en nous

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