Écrans et grilles télé
Dans High Flying Bird, Steven Soderbergh et Tarell Alvin McCraney s’intéressent au basketball pour mieux parler de racisme
S’il est une chose que l’immensément talentueux Steven Soderbergh a prouvée avec son avant-dernier film, Dérangée (Unsane), ou le cauchemar d’une jeune femme internée, c’est que réaliser un thriller horrifique efficace n’est pas à la portée de tous les cinéastes. Même de la sienne. De cette proposition malavisée se dégageait néanmoins un élément prometteur, soit le fait que Soderbergh l’avait entièrement filmée au moyen d’un iPhone7. Rebelote avec High Flying Bird, avec cette fois un résultat beaucoup plus concluant. Campé dans l’univers du basketball, un rappel de l’éclectisme absolu de Soderbergh eu égard aux toiles de fond qu’il choisit, le film bénéficie d’un scénario brillamment observé et dialogué signé Tarell Alvin McCraney.
L’intrigue s’articule autour du personnage de Ray (épatant André Holland). Il est l’agent d’un joueur doué venant tout juste d’être repêché par une équipe de New York. L’ennui est que la ligue est en lockout. Et tandis qu’ils renégocient les lucratifs contrats de diffusion de matchs, les propriétaires, surnommés les « White Boys», accentuent la pression économique sur les joueurs et les agences afin d’avoir à partager une part aussi petite que possible du butin.
Dynamique récurrente
Ray comprend tout cela, et mieux encore qu’on le croit. En effet, Ray est un autre héros «soderberghien» à la Danny Ocean et à la Jimmy Logan, c’est-à-dire un protagoniste roublard qui a commencé à ourdir un coup fumant avant même le début du film. Sans surprise, le cinéaste démontre une aisance totale à tricoter puis à détricoter cette nouvelle trame où une stratégie apparente en cache une plus vaste encore.
Or, cette dynamique récurrente se révèle particulièrement jouissive parce qu’elle se déploie ici en un écho direct au propos qui se trouve au coeur du scénario de Tarell Alvin McCraney.
Ce nom vous est familier? Normal: McCraney est l’auteur de la pièce In Moonlight Black Boys Look Blue, chronique d’un jeune Noir gai, de l’enfance au jeune âge adulte, qu’il a coadaptée pour le cinéma sous le titre Moonlight, avec le succès que l’on sait. En filigrane, le dramaturge y dénonçait la pauvreté endémique dans laquelle la société confine trop souvent sa communauté, avec pour conséquence des cercles vicieux de consommation et de violence.
High Flying Bird change certes de décor, le monde du basketball
professionnel n’en étant pas un de dénuement, mais la question des iniquités sociales est toujours là.
De manière précise, le film aborde, pour mieux le déconstruire, l’enjeu du racisme institutionnel. Une scène où deux joueurs noirs s’affrontent dans le gymnase d’une école du Bronx malgré le lockout et une autre où deux décideurs blancs devisent au sommet d’un immeuble luxueux sur le meilleur moyen de garder le contrôle de la situation sont éloquentes tant en forme qu’en substance.
«Les Blancs ont créé un jeu audessus du jeu: ils ont trouvé le moyen de nous dominer dans un sport où nous sommes meilleurs qu’eux», résume un vieil entraîneur à Ray. Et il est là, ledit propos.
Esprit iconoclaste
En jouant de ruse et de finesse, c’est cette industrie majoritairement possédée par des Blancs mais qui ne pourrait exister sans le talent des Noirs que Ray va déstabiliser (sans rien dévoiler, on dira simplement que cela a à voir avec les médias traditionnels et les nouvelles plateformes). Sus à l’ordre établi.
Derrière son iPhone7, avec lequel il compose des plans d’une congruence admirable, multipliant les cadres à l’intérieur de cadres, Steven Soderbergh semble vouloir servir la même médecine iconoclaste à Hollywood, à ses bonzes ne jurant que par les superhéros et les blockbusters. Hommeorchestre aux maints pseudonymes, il produit, tourne, assure la direction photo et monte ses films. Faut-il s’étonner qu’il eût proposé ce plus récent à Netflix, qui, justement, pour le meilleur ou pour le pire selon où l’on se situe, change présentement le paradigme classique ?
Héros antithétique
Un pied de nez qu’incarne en l’occurrence admirablement le personnage de Ray, l’antithèse complète du plus célèbre agent sportif du cinéma américain: Jerry Maguire. Hormis le fait que Ray est noir et qu’il évolue à l’avant et non au second plan narratif, sa motivation ultime à lui ne s’avère pas l’amour d’une femme, mais celui du jeu (fait intéressant: on laisse planer l’ambiguïté sur son orientation sexuelle).
Ray, qui assume en outre son ambition plutôt qu’il s’en excuse au terme d’une prise de conscience bien-pensante. D’ailleurs, l’utilisation d’extraits d’entrevues avec de vrais basketteurs, dont les paroles annoncent avec une ironie délicieuse la teneur de l’action à venir, participe du même refus de céder à la guimauve habituelle.
Ces petits éléments subversifs qu’intègre Tarell Alvin McCraney dans son scénario sont ce qui distingue et élève ce nouveau cru de Steven Soderbergh, l’un de ses meilleurs.