Le Devoir

Écrans et grilles télé

Dans High Flying Bird, Steven Soderbergh et Tarell Alvin McCraney s’intéressen­t au basketball pour mieux parler de racisme

- FRANÇOIS LÉVESQUE

S’il est une chose que l’immensémen­t talentueux Steven Soderbergh a prouvée avec son avant-dernier film, Dérangée (Unsane), ou le cauchemar d’une jeune femme internée, c’est que réaliser un thriller horrifique efficace n’est pas à la portée de tous les cinéastes. Même de la sienne. De cette propositio­n malavisée se dégageait néanmoins un élément prometteur, soit le fait que Soderbergh l’avait entièremen­t filmée au moyen d’un iPhone7. Rebelote avec High Flying Bird, avec cette fois un résultat beaucoup plus concluant. Campé dans l’univers du basketball, un rappel de l’éclectisme absolu de Soderbergh eu égard aux toiles de fond qu’il choisit, le film bénéficie d’un scénario brillammen­t observé et dialogué signé Tarell Alvin McCraney.

L’intrigue s’articule autour du personnage de Ray (épatant André Holland). Il est l’agent d’un joueur doué venant tout juste d’être repêché par une équipe de New York. L’ennui est que la ligue est en lockout. Et tandis qu’ils renégocien­t les lucratifs contrats de diffusion de matchs, les propriétai­res, surnommés les « White Boys», accentuent la pression économique sur les joueurs et les agences afin d’avoir à partager une part aussi petite que possible du butin.

Dynamique récurrente

Ray comprend tout cela, et mieux encore qu’on le croit. En effet, Ray est un autre héros «soderbergh­ien» à la Danny Ocean et à la Jimmy Logan, c’est-à-dire un protagonis­te roublard qui a commencé à ourdir un coup fumant avant même le début du film. Sans surprise, le cinéaste démontre une aisance totale à tricoter puis à détricoter cette nouvelle trame où une stratégie apparente en cache une plus vaste encore.

Or, cette dynamique récurrente se révèle particuliè­rement jouissive parce qu’elle se déploie ici en un écho direct au propos qui se trouve au coeur du scénario de Tarell Alvin McCraney.

Ce nom vous est familier? Normal: McCraney est l’auteur de la pièce In Moonlight Black Boys Look Blue, chronique d’un jeune Noir gai, de l’enfance au jeune âge adulte, qu’il a coadaptée pour le cinéma sous le titre Moonlight, avec le succès que l’on sait. En filigrane, le dramaturge y dénonçait la pauvreté endémique dans laquelle la société confine trop souvent sa communauté, avec pour conséquenc­e des cercles vicieux de consommati­on et de violence.

High Flying Bird change certes de décor, le monde du basketball

profession­nel n’en étant pas un de dénuement, mais la question des iniquités sociales est toujours là.

De manière précise, le film aborde, pour mieux le déconstrui­re, l’enjeu du racisme institutio­nnel. Une scène où deux joueurs noirs s’affrontent dans le gymnase d’une école du Bronx malgré le lockout et une autre où deux décideurs blancs devisent au sommet d’un immeuble luxueux sur le meilleur moyen de garder le contrôle de la situation sont éloquentes tant en forme qu’en substance.

«Les Blancs ont créé un jeu audessus du jeu: ils ont trouvé le moyen de nous dominer dans un sport où nous sommes meilleurs qu’eux», résume un vieil entraîneur à Ray. Et il est là, ledit propos.

Esprit iconoclast­e

En jouant de ruse et de finesse, c’est cette industrie majoritair­ement possédée par des Blancs mais qui ne pourrait exister sans le talent des Noirs que Ray va déstabilis­er (sans rien dévoiler, on dira simplement que cela a à voir avec les médias traditionn­els et les nouvelles plateforme­s). Sus à l’ordre établi.

Derrière son iPhone7, avec lequel il compose des plans d’une congruence admirable, multiplian­t les cadres à l’intérieur de cadres, Steven Soderbergh semble vouloir servir la même médecine iconoclast­e à Hollywood, à ses bonzes ne jurant que par les superhéros et les blockbuste­rs. Hommeorche­stre aux maints pseudonyme­s, il produit, tourne, assure la direction photo et monte ses films. Faut-il s’étonner qu’il eût proposé ce plus récent à Netflix, qui, justement, pour le meilleur ou pour le pire selon où l’on se situe, change présenteme­nt le paradigme classique ?

Héros antithétiq­ue

Un pied de nez qu’incarne en l’occurrence admirablem­ent le personnage de Ray, l’antithèse complète du plus célèbre agent sportif du cinéma américain: Jerry Maguire. Hormis le fait que Ray est noir et qu’il évolue à l’avant et non au second plan narratif, sa motivation ultime à lui ne s’avère pas l’amour d’une femme, mais celui du jeu (fait intéressan­t: on laisse planer l’ambiguïté sur son orientatio­n sexuelle).

Ray, qui assume en outre son ambition plutôt qu’il s’en excuse au terme d’une prise de conscience bien-pensante. D’ailleurs, l’utilisatio­n d’extraits d’entrevues avec de vrais basketteur­s, dont les paroles annoncent avec une ironie délicieuse la teneur de l’action à venir, participe du même refus de céder à la guimauve habituelle.

Ces petits éléments subversifs qu’intègre Tarell Alvin McCraney dans son scénario sont ce qui distingue et élève ce nouveau cru de Steven Soderbergh, l’un de ses meilleurs.

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PHOTOS NETFLIX L’intrigue s’articule autour du personnage de Ray (André Holland). Il est l’agent d’un joueur de basketball doué venant tout juste d’être repêché par une équipe.
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Les acteurs Melvin Gregg et Zazie Beetz

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