De l’amiante et des hommes : il y a 70 ans débutait une des grèves les plus emblématiques de l’histoire du Québec |
Il y a 70 ans débutait une des grèves les plus emblématiques de l’histoire du Québec
ÀAsbestos, au matin du 14 février 1949, quelque 2000 mineurs de la compagnie Canadian Johns-Manville sont en grève. La veille, ils ont voté à majorité pour la déclencher au coup de minuit. À Thetford Mines, en ce matin de Saint-Valentin, quelque 3000 autres mineurs leur emboîtent le pas. La production s’arrête. Une réflexion commence. Les grévistes veulent que la poussière soit éliminée de leur lieu de travail. Ils savent de plus en plus que cette poussière se dépose sur leurs poumons comme un linceul sur un cadavre. Ils voudraient aussi toucher 15 sous de plus l’heure et tarif double le dimanche. La Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) va mobiliser toutes ses énergies dans ce conflit.
Le rapport de force qui oppose durant ce conflit les mineurs liés à la Confédération des travailleurs catholiques du Canada (CTCC) à trois entreprises minières va constituer un puissant révélateur sociopolitique. D’emblée, la presse parle abondamment de ce conflit, en particulier Le Devoir, qui va y dépêcher son reporter Gérard Pelletier.
Plusieurs historiens, sociologues et intellectuels vont s’emparer de cette grève pour en faire la clé de voûte nécessaire à l’édifice de leurs pensées à l’égard du conservatisme de Maurice Duplessis, redevenu premier ministre du Québec depuis 1944.
Des efforts de conciliation de Jean Marchand, secrétaire général de la CTCC, se heurtent à un mur. Les syndiqués sont présentés comme des ennemis du droit de propriété ! La police provinciale va tabasser les grévistes. Des photos d’hommes ensanglantés vont être diffusées. Au palais de justice de Sherbrooke, on va entendre des révélations quant au sort fait aux ouvriers. Les incidents violents se multiplient. Des tentatives musclées ont lieu pour évincer les locataires des maisons que loue la compagnie à ses ouvriers.
Ce harcèlement de tous les instants est combiné aux efforts des briseurs de grève. Les passages à tabac et les agressions massives sont indéniables, malgré les dénégations des partisans de Duplessis. Le 5 mai, la police menace de faire feu sur les grévistes.
Cette violence décomplexée, mise au service des possédants par le pouvoir, met en lumière les conditions mêmes des ouvriers. La grève va se muer en un symbole qu’utiliseront la littérature et le cinéma.
Un monde renversé
En 1956, dans son roman intitulé Le feu dans l’amiante, Jean-Jules Richard rappelle à quel point le monde ordinaire est soumis à des conditions d’humiliation et d’exploitation qui défient l’ordre normal du monde.
Il écrit : « Les vraies montagnes et les montagnes artificielles tremblent en même temps. À l’intérieur de la mine, le tonnerre perce les entrailles de la terre. Ici, ce n’est pas comme ailleurs; les éclairs montent vers les nuages au lieu d’en descendre. C’est le monde renversé, les antipodes autrement. Dans ce coin de terre sans plus de pivot, un peuple transi d’avance à la pensée de l’explosion s’en va prendre refuge dans des abris aménagés pour ces moments-là. »
Un abri qui sera offert aux grévistes en 1949 est constitué par une partie du clergé catholique. Aux quatre coins du Québec, des quêtes vont être organisées pour soutenir les mineurs. Mgr Joseph Charbonneau, archevêque de Montréal, prend le parti des grévistes de l’amiante. Tout le clergé n’est pas derrière lui. Il sera forcé de démissionner en janvier 1950 et sera envoyé en Colombie-Britannique.
Durant la grève, un grand voyageur à ses heures et un ami de Gérard Pelletier se présente à Asbestos en culottes courtes afin d’apprécier de près la situation des grévistes. Qui peut alors croire que ce faux bohème va accoucher, sept ans plus tard, d’un livre collectif intitulé La grève de l’amiante ? Ce sont là pourtant dix chapitres déterminants pour qui désire comprendre le Québec du temps et la pensée trudeauiste qui en émerge.
La contribution de Trudeau, qui forme la portion la plus substantielle de ce livre, consiste en un portrait social qui fait du nationalisme le responsable de tous les atermoiements sociaux et politiques.
Fermer les yeux
L’extraction de l’amiante dit déjà beaucoup d’un Québec qui offre cette matière première au monde sans prendre en charge sa transformation. Après 1945, on estime que l’industrie de la transformation de l’amiante au Québec emploie seulement 1600 personnes, contre 90 000 aux États-Unis et 110 000 en Europe. Pourtant, le Québec est l’un des principaux extracteurs de cette fibre, avec le Brésil, l’Afrique du Sud et le Zimbabwe.
Au moment de la grève, les travailleurs savent de surcroît de plus en plus ce qu’il leur en coûte de s’user dans ces mines pour seulement en extraire de la matière première. En mars 1948, la revue montréalaise Relations, dirigée par les jésuites, a publié un rapport dévastateur sur les maladies pulmonaires qui déciment les mineurs. À respirer de la poussière de silice, ces ouvriers s’en vont droit au tombeau, écrit Relations. En éditorial de la revue, Jean-d’Auteuil Richard parle d’une cinquantaine de travailleurs décédés entre 1933 et 1947. Une réalité sur laquelle les gouvernements préfèrent fermer les yeux.
Les compagnies d’amiante menacent les jésuites de poursuites. Elles demandent une rétractation. Jean-d’Auteuil Richard refuse de se soumettre aux exigences de ses supérieurs qui tentent d’éteindre le feu. La rétractation paraîtra, mais sans lui. Richard est muté au nord de l’Ontario, à Sudbury, une ville isolée où bien des fortes têtes du clergé sont envoyées pour qu’elles égrènent la suite de leurs jours en silence.
L’industrie de l’amiante va continuer longtemps de nier des problèmes de santé majeurs liés à la matière extraite. En 1958, pour célébrer son centenaire, la minière américaine Jeffrey, bien installée dans la région de l’amiante, publie une brochure où on lit que, comme de raison, « les ouvriers n’ont rien de comparable aux mineurs d’antan ». Après tout, « les hommes arrivent au travail dans leur propre auto », signe d’une prospérité économique qui apparemment suffit.
La grève se termine sans que les conditions de l’hygiène industrielle soient vraiment améliorées. Forcés de rentrer dans le rang, les mineurs prennent tout de même le temps d’adopter une résolution de félicitations à l’adresse du Devoir. La résolution, votée à l’unanimité sous un tonnerre d’applaudissements, remercie et félicite Le Devoir pour son « information abondante et objective». La grève aura au moins révélé le vrai visage du régime Duplessis et montré comment une législation sociale déficiente peut miner une société.