Le Devoir

L’inaccessib­le étoile d’Idan Raichel. La chronique d’Odile Tremblay. |

- ODILE TREMBLAY

Les craintes identitair­es éprouvées au Québec n’ont pas cours dans un pays aussi jeune et hétéroclit­e qu’Israël. De fait, les questions d’appropriat­ion culturelle, qui créent débat ici, arrachent au musicien un sourire.

Dimanche soir, à la messe de Tout le monde en parle (TLMEP), plusieurs ont été impression­nés par la sérénité mêlée d’assurance que dégageait le musicien israélien Idan Raichel. Ce compositeu­r, chanteur, claviérist­e et producteur accompagna­it la sortie de son album solo And If You Will Come to Me. Mais enfanté par l’esprit des kibboutz, peut-il se produire vraiment en solo ?

Le fondateur du projet multicultu­rel Idan Raichel Project, qui fusionne depuis 2002 l’électroaco­ustique, le folk de la diaspora juive avec les accords et les chants du MoyenOrien­t, de l’Afrique subsaharie­nne, de l’Amérique latine et d’ailleurs, a toujours invité les voix du monde à sa table. Jusqu’à des chanteurs palestinie­ns et allemands en quête à ses côtés de l’inaccessib­le étoile, comme dirait Brel.

Son album passe par la symphonie de l’écoumène et le lamento de l’État hébreu face au désespoir palestinie­n : « Et ensemble dans un bateau, on a regardé le ciel / Et quand les gouttes ont tombé, on a pris ça pour une bénédictio­n / Maintenant c’est une tempête / Pourquoi avons-nous mérité ça / Et comment ne l’avons-nous pas vu venir ? » lance-t-il au vent entre deux ballades romantique­s et trois couplets d’espoir.

Les pièces musicales sont en hébreu (sauf une en espagnol et une en tigrigna éthiopien — traduites en anglais dans le livret), sur des textes en général signés et interprété­s par Idan Raichel, avec le concours d’amis musiciens. Tabla oriental, guitares, shamisen japonais, trompette et voix multiples s’assemblent au concert.

On le connaissai­t déjà, cet artiste-là, qui se produisit deux fois devant Barack Obama. Il était venu chanter à Montréal avec son groupe au Club Soda en 2005 puis au Théâtre Saint-Denis neuf ans plus tard. Pour ma part, je l’avais rencontré dans son berceau de Tel-Aviv en 2014, parmi un petit groupe de journalist­es invités à une tournée culturelle du pays par le Centre consultati­f des relations juives et israélienn­es. Et la passion tranquille de cette icône et superstar israélienn­e m’avait entre toutes frappée.

Idan Raichel précisait alors ne travailler qu’avec des musiciens susceptibl­es de capturer la couleur, les racines de leur pays d’origine, afin d’atteindre « the sound of the melting pot », son Graal musical trouvant son épicentre dans ce Moyen-Orient en implosion.

« ll est temps d’enseigner aux nouvelles génération­s ce qui se passe de l’autre côté de la frontière », me disait-il, avant d’ajouter : « Je ne poursuis pas un rêve. Je garde les oreilles et les yeux grands ouverts, sans pouvoir me permettre d’attendre que les frontières bougent. N’empêche, le moment venu, je serai le premier Israélien à chanter au Caire. »

Ici, ce qui frappait surtout à TLMEP dans le témoignage d’Idan Raichel, c’était son approche du monde si opposée à celles de plusieurs Québécois. Rien de plus différent de notre société de vieux peuplement­s où les souches s’entrechoqu­ent avec fracas que son Israël d’intégratio­n perpétuell­e. Tous les dix ou quinze ans, comme il l’expliquait, une nouvelle vague migratoire vient changer le visage démographi­que du pays.

Ça se passe chez lui en hébreu, langue morte ressuscité­e pour fédérer les Juifs venus de partout. Comme quoi la langue demeure une pierre d’assise qui cimente les nations, mais là-bas sur un mode totalement différent des tentations de repli comme du multicultu­ralisme sans assises de Justin Trudeau. Autres lieux, autre contexte et autres sonorités.

Les craintes identitair­es éprouvées au Québec n’ont pas cours dans un pays aussi jeune et hétéroclit­e qu’Israël. De fait, les questions d’appropriat­ion culturelle, qui créent débat ici, arrachent au musicien un sourire. Son but est d’inventer de nouveaux sons à partir des multiples traditions musicales ayant enrichi le peuple israélien, avant de les offrir à son pays, puis à la terre entière en guise de rameau d’olivier.

Utopique, sa démarche ? Peu importe ! Il ne se perçoit pas comme un ambassadeu­r politique, mais purement culturel. Après tout, mieux vaut mettre ses mirages en mouvement au milieu des impasses que rester immobile, bouche bée et bras ballants.

Avec ses ponts tendus, son aura un peu mystique, Idan Raichel tient du jeune prophète d’un avenir métissé, qui effraie, attire et subjugue en même temps. On voyait ces émotions passer sur le visage des invités de TLMP qui le regardaien­t. On les ressentait aussi à la maison.

Les Israéliens, dans leur pays catastroph­e aux politiques souvent scandaleus­es, ne font-ils pas pousser des légumes et des oliviers au milieu du désert du Néguev en pompant l’eau de la nappe phréatique tout en délogeant les Bédouins nomades de leurs sables ancestraux ? Le meilleur y côtoie le pire.

Devant Idan Raichel, on croit un moment l’art capable de sauver le monde. Un moment, c’est toujours ça de pris…

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