Le président de SNC-Lavalin craint une fuite de cerveaux
Dans une rare entrevue, son p.-d.g. n’a pas caché son mécontentement face au traitement réservé à l’entreprise dans la sphère publique
En plus de fragiliser SNC-Lavalin, une interdiction d’obtenir des contrats fédéraux risque de contraindre plusieurs de ses employés à passer dans le giron de concurrents étrangers, croit le président et chef de la direction de la firme d’ingénierie québécoise.
Alors que l’entreprise est toujours au coeur d’une tempête politique qui continue d’ébranler le gouvernement Trudeau, Neil Bruce a accordé mercredi une série d’entrevues, dont une à La Presse canadienne, où il n’a pas caché son mécontentement en ce qui concerne le traitement réservé à l’entreprise dans la sphère publique.
Il a estimé que la compagnie n’a jamais, contrairement à certains politiciens, cité l’importance de protéger quelque 9000 emplois au Canada afin de justifier la nécessité de conclure une entente dans le but d’éviter un procès criminel.
« Ces suggestions selon lesquelles ils [nos travailleurs] se retrouveraient sans travail sont fausses parce qu’ils sont extrêmement qualifiés, a dit M. Bruce. Il pourrait y avoir une réduction [des effectifs] chez nous, mais nos employés sont talentueux. »
À son avis, un accord de réparation relève plutôt de l’intérêt public, puisque plusieurs salariés de SNC-Lavalin pourraient être contraints de se tourner vers les concurrents américains ou européens de la multinationale pour continuer à travailler si cette dernière ne peut soumissionner sur des contrats fédéraux pendant une décennie.
Dans une autre entrevue, au Globe and Mail, M. Bruce a dit que « personne ne semble se préoccuper » de l’avenir de SNC-Lavalin et que l’entreprise souhaite réellement passer à autre chose. «Je veux dire, nous sommes sous ce nuage depuis sept ans, a-t-il dit au quotidien. Nulle part ailleurs au monde seriez-vous sous un nuage pendant sept ans. Quand ceci va-t-il se terminer ? »
La firme établie à Montréal fait face à des accusations de fraude et de corruption pour des actes qui auraient été commis en Libye entre 2001 et 2011. Cette affaire a eu d’importantes répercussions dans l’entourage du premier ministre Justin Trudeau, qui a vu deux de ses ministres ainsi que son plus proche conseiller démissionner.
Ironiquement, a affirmé M. Bruce, près de 75 % des rivales de SNC-Lavalin ont conclu des accords de réparation — où une entreprise paye une amende salée en plus de respecter une série de conditions en échange d’un abandon des accusations — dans leurs pays d’origine et peuvent obtenir des contrats fédéraux au Canada. Il n’est toutefois pas allé jusqu’à les nommer.
Pour l’Écossais d’origine, les Canadiens sous-estiment l’importance du rôle joué par l’entreprise, spécialisée notamment dans des secteurs comme le nucléaire, l’ingénierie, la construction ainsi que la gestion de projets.
« Si tout le monde est content parce que nous ne pouvons plus faire notre travail, nous pouvons le laisser à des Américains ou des Européens, mais je trouve que c’est une situation très, très triste », a dit M. Bruce à La Presse canadienne, en rappelant que SNC-Lavalin comptait près de 20 000 travailleurs au Canada en 2012.
Dans la brume
Le grand patron de la firme d’ingénierie a assuré qu’il ignorait toujours pourquoi les procureurs fédéraux et l’ex-procureure générale Jody WilsonRaybould ont refusé de négocier un accord de réparation avec l’entreprise.
Depuis la controverse ayant éclaté il y a environ six semaines dans la foulée d’un reportage selon lequel il y aurait eu des pressions indues effectuées sur
Si tout le monde est content parce que nous ne pouvons plus faire notre travail, nous pouvons le laisser à des Américains ou des Européens, mais je trouve que c’est une situation » très, très triste
NEIL BRUCE
Mme Wilson-Raybould de la part du gouvernement, M. Bruce a estimé que les employés de l’entreprise continuent à être traités injustement pour des gestes qui, dans certains cas, ont été faits il y a environ 20 ans.
La controverse des dernières semaines a également affecté les activités de SNC-Lavalin à l’étranger, au point que son dirigeant a dû se déplacer au Royaume-Uni, au MoyenOrient ainsi qu’un peu partout au Canada pour mettre les choses au clair.
« Nos clients internationaux voient les manchettes et ne savent pas trop quoi penser, a-t-il expliqué. Tout ce qu’ils lisent [sur le passé trouble de la compagnie] est présenté comme si cela était arrivé le mois dernier. »
Yuri Lynk, de Canaccord Genuity, a déjà souligné que la médiatisation de cette affaire et d’une cause imminente en justice pour corruption pourrait nuire à SNC-Lavalin encore plus qu’une décennie d’interdiction des appels d’offres fédéraux.
Selon l’analyste, le contexte actuel procure un argument supplémentaire aux concurrents internationaux de la firme.
« Cela nuit à leur réputation, avait-il déclaré plus tôt ce mois-ci. Leurs concurrents rappelleraient toujours aux clients qu’ils ont affaire à un groupe faisant l’objet d’accusations dans son propre pays. »
Néanmoins, le grand patron a écarté la possibilité de déménager le siège social de Montréal à Londres, où SNC-Lavalin compte près de 10 000 employés, soit plus qu’au Canada. Invité à se prononcer sur cette question, M. Bruce a rappelé que près de 82 % de son actionnariat était canadien — mené par la Caisse de dépôt et placement du Québec, avec une participation d’environ 20 %.