Le Devoir

Ce qu’on n’ose pas dire

- EMILIE NICOLAS

Au lendemain de l’attentat terroriste de Christchur­ch, en Nouvelle-Zélande, plusieurs tribuns de la droite identitair­e ont qualifié d’appels à la censure les analyses qui établissen­t des liens pourtant évidents entre la toxicité du discours public et la montée de la violence d’extrême droite en Occident. Ces défenses de la liberté d’expression haineuse ont notamment un effet sur des chefs de formations politiques canadienne­s, qui craignent de désavouer une partie de leur base s’ils dénoncent clairement l’islamophob­ie.

C’est le cas d’Andrew Scheer, qui, face au meurtre de 50 Néo-Zélandais, a d’abord exprimé des sympathies générales et condamné « ce genre de haine », sans aucune référence à l’identité particuliè­re des victimes. Après que des critiques acerbes eurent fusé sur les médias sociaux, et même au sein de son caucus, il a finalement accepté de décrire la tuerie comme une attaque « lâche et odieuse contre la communauté musulmane ».

Anecdotiqu­e, cette première hésitation ? Bien sûr que non. M. Scheer sait très bien mesurer l’importance des mots, ceux qui sont dits et ceux qui sont tus. On comprend mieux son choix initial lorsqu’on sait que le chef du Parti conservate­ur a nommé Hamish Marshall comme proche conseiller et président de sa prochaine campagne électorale. Marshall est un ancien dirigeant de la plateforme d’extrême droite Rebel Media, une entreprise maintes fois comparée au Breitbart News de Steve Bannon aux États-Unis.

Rebel Media a perdu son mince vernis de respectabi­lité en 2017 lorsque sa journalist­e Faith Goldy, bien connue pour sa défense d’un retour à une immigratio­n exclusivem­ent européenne pour le Canada, a offert une couverture sympathiqu­e du rassemblem­ent de suprémacis­tes blancs qui a fait une morte et plusieurs blessés à Charlottes­ville, en Virginie. Depuis, les conservate­urs dansent un tango inconforta­ble. Forcés de se distancier publiqueme­nt de la plateforme, ils savent néanmoins que ses abonnés font partie de leur base électorale.

Le même jeu a pu être observé le mois dernier lors de la mobilisati­on de United We Roll. Le convoi de camionneur­s traversait le Canada pour demander la constructi­on de pipelines et, du même souffle, dénoncer le Pacte internatio­nal pour les migrations sûres des Nations unies. La présence de plusieurs éléments d’extrême droite au sein du mouvement était bien connue, ce qui n’a pas empêché M. Scheer de prendre la parole lors de son rassemblem­ent d’Ottawa, juste après… la même Faith Goldy. On s’est gardé d’appuyer officielle­ment le mouvement, mais pas au point de lui tourner complèteme­nt le dos.

Ces choix stratégiqu­es prennent tout leur sens dans le contexte de la dissidence de Maxime Bernier et de la création de son Parti populaire. M. Bernier, qui a refusé d’émettre tout commentair­e sur Christchur­ch, semble ouvertemen­t s’inspirer de Donald Trump pour le style de plusieurs de ses déclaratio­ns incendiair­es sur Twitter — majuscules comprises. Ce qui force M. Scheer à porter encore plus attention à son aile droite.

Le Parti conservate­ur uni de Jason Kenney, présenteme­nt en tête des élections provincial­es albertaine­s, accueille aussi en son sein des tenants de ces mêmes idéologies. Il vient d’ailleurs d’être révélé que sa candidate pour CalgaryMou­ntain View s’inquiétait du « remplaceme­nt de la population blanche ». Doit-on s’étonner qu’un homme qui a mené sa dernière campagne fédérale en promettant la chasse aux « pratiques culturelle­s barbares » attire de tels énergumène­s ?

À l’instar de Kenney, Doug Ford a appuyé le mouvement des gilets jaunes canadiens, qui, contrairem­ent au mouvement français, a dès son origine été lié à des organisati­ons d’extrême droite. Et il a d’ailleurs été vertement critiqué l’automne dernier pour avoir refusé de se dissocier de… Faith Goldy — oui, encore elle ! —, avec qui il avait été photograph­ié alors qu’elle était candidate à la mairie de Toronto.

Ici, le Parti québécois a dû laisser partir des candidats lors de la dernière campagne pour leurs déclaratio­ns islamophob­es sur les réseaux sociaux. Alors que La Meute exprimait son admiration pour la CAQ, François Legault avait dû s’en distancier, en affirmant que le groupe était « sur le bord du racisme ». L’un des leaders du groupe avait alors répliqué que Legault devait l’être tout autant, puisque La Meute s’était inspirée de la plateforme caquiste pour rédiger son propre manifeste.

M. Legault pensait-il à cette frange d’électeurs lorsqu’il a avancé — avant d’être forcé de se rétracter —, juste après le deuxième anniversai­re de la tuerie de Sainte-Foy, qu’il n’y avait pas d’islamophob­ie au Québec ?

Il se passe quelque chose d’inquiétant au Canada. Il est de plus en plus difficile pour les formations politiques de droite de faire fi des sensibilit­és d’extrême droite dans les calculs politiques qui déterminen­t leurs programmes, stratégies, déclaratio­ns et silences.

En ce 21 mars, Journée internatio­nale pour l’éliminatio­n de la discrimina­tion raciale, il est important comme toujours de dénoncer le racisme sous toutes ses formes, ce qui comprend bien sûr l’islamophob­ie. Surtout, il semble urgent de mettre au jour ce qui pousse des leaders à ne pas le faire, ou à obtempérer le plus discrèteme­nt possible. Il y a là une menace importante à la santé de nos démocratie­s.

En ce 21 mars, Journée internatio­nale pour l’éliminatio­n de la discrimina­tion raciale, il est important comme toujours de dénoncer le racisme sous toutes ses formes

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