Le déchirant dilemme d’Étienne Pilon
Le comédien occupe les deux salles de la Licorne… simultanément
Pour son premier solo en carrière, Étienne Pilon a choisi de faire les choses en grand et de se produire dans deux salles en même temps. À compter du 20 août, le comédien de 39 ans jouera Deux pièces pour
Étienne Pilon dans la Grande et la tite Licorne. Une folle aventure qui a commencé il y a presque cinq ans, au moment où l’agent David Remington a sondé l’intérêt de son protégé pour un spectacle en solo. « Je ne sais pas si tous les acteurs sont habités par ce désir-là, explique Pilon, mais j’ai dû reconnaître que j’étais attiré par le vertige, par le challenge, par le défi que ça représente. »
En quête d’un auteur qui serait à la fois ludique et cinglant, humoristique et intellectuel, l’agent et le comédien jettent finalement leur dévolu sur Jean-Philippe Lehoux. C’est après avoir vu Normal, en 2015, autorécit biographique sur le voyage et le port à l’autre, un spectacle qui faisait suite au tout aussi délectable solo
Napoléon voyage, que Pilon décide de proposer à Lehoux de lui écrire un texte sur mesure.
« Quand on s’est rencontrés d evant un café, je pense que Jean-Philippe était un peu sceptique. Il m’a demandé si je voulais qu’il m’écrive un solo pour me “mettre sur la mappe”. Ça nous a lancés dans une discussion sur la nière dont notre époque attend des teurs qu’ils soient partout à la fois, qu’ils apparaissent sur toutes les nes, qu’ils soient capables de tout jouer, le plus rapidement possible, dans tous les registres et pour tous les blics. Ce sont ces réflexions qui ont té les bases du texte que Jean-Philippe a finalement accepté d’écrire. »
Le don d’ubiquité
À partir de là, l’auteur et le comédien décident de placer la barre un peu plus haut en adoptant une forme dacieuse, certainement intrigante, mais servant également leur propos. « L’ultime folie, explique Pilon, c’était de présenter le solo dans deux salles en même temps, soit devant deux publics. On s’est dit que c’était tion parfaite de cette logique de lité à tout prix, de ce culte de la formance, de cette ubiquité qu’on ge de plus en plus de la part des médiens. Tout est devenu une façon d’être vu, une manière de donner un nouvel élan à sa carrière, que ce soit un rôle dans un grand théâtre ou une
story sur Instagram. »
Cette pression, estime le comédien, on la sent plus distinctement, et pas seulement dans le secteur de la vision et du cinéma. « Ce spectacle, précise-t-il, c’est entre autres un moyen de me positionner par rapport au rythme effréné de mon métier. Je ne suis tout simplement pas apte à embarquer là-dedans. Je ne juge pas ceux qui y arrivent, mais j’en suis capable, je suis trop pudique. »
Rapidement, le metteur en scène Charles Dauphinais, avec qui Lehoux a créé L’écolière de Tokyo à la salle Fred-Barry en 2016, se greffe au jet, qui prend peu à peu la forme d’une conférence, en partie graphique, où Étienne Pilon, perle sonnage, une version accentuée et un brin absurde de l’original, espère atteindre l’immortalité en réalisant, et de surcroît avec une efficacité table, à la limite du record Guinness, toutes les entrées de sa bucket list.
« Ce gars-là veut réussir à faire le plus de choses possible, explique le comédien. À un moment donné, il dit : “Même si tu passes deux minutrois tes dans un resto plutôt que heures, tu peux quand même dire que tu y as été !” Il souhaite que chaque minute, chaque seconde de sa vie soit
J’étais attiré par le vertige, par le challenge, par le défi que ça représente
ÉTIENNE PILON
remplie. Ça devient obsessionnel. Si bien qu’il en oublie peut-être tiel. En même temps, ce qu’il dit sur le moment présent, sur le lâcher-prise, ce n’est pas entièrement farfelu, il y a des passages auxquels on adhère. Il va seulement trop loin dans cette voie. C’est une question d’équilibre. Si on est totalement détaché du passé et du futur, pour ainsi dire avalé par le carpe diem, ce n’est pas mieux. »
Se réinventer sans cesse, aspirer constamment à être une version améliorée de soi-même, plutôt que de tout simplement accepter qui on est, voilà bien une philosophie que notre époque valorise au plus haut point, une quête de bonheur qui prend des mes aussi diverses que la croissance personnelle et le transhumanisme.
Une part d’ombre
Indéniablement, le comédien et ses acolytes cherchent à garder un mystère autour du spectacle. Si bien que plusieurs de nos questions reçoivent des réponses pour le moins énigmatiques. « Il y a beaucoup de choses que je ne peux pas révéler, explique Pilon, mais disons qu’à partir d’un certain moment durant la représentation, on va ailleurs, on bouscule la convention tiale, on emprunte de nouvelles avenues. On s’est ainsi assurés que le contenant ne prenne pas le dessus sur le contenu, que le propos soit au moins aussi captivant que le dispositif. »
« Devant l’abondance de tés, sommes-nous davantage tentés de percevoir ce que l’on manque tôt que de profiter du moment sent ? » Ce déchirant dilemme qui semble sous-tendre toute la pièce, cet écartèlement, ce désir de tout vivre en même temps, il se posera d’abord et avant tout aux spectateurs de la corne, qui devront commencer par choisir entre les deux salles. « Dans la vie, conclut le comédien, toujours mystérieux, on ne peut pas tout faire, on ne peut pas tout voir, et c’est peut-être très bien comme ça. »
L’ultime folie, c’était de présenter le solo dans deux salles en même temps, soit devant deux publics
ÉTIENNE PILON