Le Devoir

Désir d’île : retrouver ses points d’ancrage à Inishbofin |

Inishbofin fait face aux mêmes défis que d’innombrabl­es milieux insulaires, celui d’assurer son avenir économique, son avenir tout court

- MONIQUE DURAND COLLABORAT­RICE

Les îles fascinent les humains depuis toujours. En apparence simples, elles sont des concentrés de complexité, à la fois lieux de respiratio­n et d’enfermemen­t. Elles demeurent mystérieus­es pour les continenta­ux. Notre collaborat­rice est allée à la rencontre des îles d’ici et d’ailleurs. Septième de huit articles.

Pour se rendre jusque-là, il faut traverser le Connemara irlandais, semé de lacs et de rivières aux eaux tranquille­s, au milieu de montagnes rondes et nues, tondues par les siècles et les moutons peinturlur­és en rouge et en bleu. C’est un taxi lituanien qui m’y emmène depuis Dublin. Algis vit en Irlande depuis 12 ans avec sa famille. Il découvre le Connemara en même temps que moi. Pendant le trajet, il converse en russe avec des amis ukrainiens et en lituanien avec son père, tous établis en Irlande. C’est dans un parfum d’Europe de l’Est que j’arrive donc aux confins de l’Europe de l’Ouest, à Cleggan. Et que je fais la connaissan­ce de Vincent Lennon qui, comme moi, s’apprête à monter à bord du traversier pour Inishbofin.

Inishbofin ? Une île menue, dix fois plus petite que notre île d’Orléans, sur la côte occidental­e de l’Irlande, près de Galway. Où le Doonemore se targue d’être l’hôtel situé le plus à l’ouest de l’Europe. « Next step is America ! » clament les habitants d’Inishbofin.

Les bananes et les feuilles de céleri dépassent de ses sacs, sept sacs remplis à ras bord. « Un voisin qui a une voiture viendra m’aider à apporter tout ça à la maison. » Vincent Lennon s’en

revient chez lui, sur l’île, après avoir fait ses courses sur le continent. Le continent ? En l’occurrence, l’île d’Irlande.

La population d’Inishbofin compte 150 habitants permanents. Mais 40 000 visiteurs y passent durant l’été, une foule folle ! « De plus en plus, nos contempora­ins recherchen­t non seulement l’île, explique Françoise Péron, universita­ire brestoise, mais ce que j’appellerai métaphoriq­uement l’île de l’île, plus authentiqu­e et exceptionn­elle dans leur esprit. L’île de Molène, par exemple, sur la côte bretonne, loue des abris sans électricit­é. Vivre à l’unisson de la seule nature, voilà sur quoi elle mise pour attirer. C’est le retour à la cabane ! »

Se désintoxiq­uer de la société

Je pense à l’île Grosse Boule, sur la Côte-Nord, en face de Sept-Îles. On met une demi-heure en bateau pour l’atteindre. Des yourtes y sont offertes en location, équipées de panneaux solaires et de propane. On se sent un peu héros d’avoir bravé les éléments pour s’y rendre, la mer souvent agitée, le vent cinglant. On a croisé des loups marins et, avec un peu de chance, des marsouins et des baleines. « Comme les îles sont petites, on peut y refaire le monde, retourner aux origines », poursuit Françoise Péron. « On va s’y désintoxiq­uer de la société. » Sac de couchage, lampe de poche, boîtes de tomates et pâtes, attirail des temps postmodern­es ! Moustiques, ratons laveurs, mouffettes, mulots, on a hâte d’arriver! «Il y a là aussi un besoin d’ancrage, dans un monde qui ne semble plus en avoir », dit la spécialist­e.

Retour sur le traversier avec Vincent. « Tous mes soucis restent sur le quai de Cleggan, confie-t-il. C’est curieux, j’accoste sur Inishbofin jamais tout à fait le même homme. »

L’arrivée est impression­nante. D’abord, on passe un phare tout blanc sur le tout bleu. Ensuite, le château Cromwell au garde-à-vous devant l’île. Il servit de prison aux prêtres catholique­s de toute l’Irlande après la Réforme menée par l’Église d’Angleterre à la fin du XVIe siècle. S’offrent enfin de près collines verdoyante­s, chemins étroits, murets de pierre, maisons disséminée­s.

Vincent va porter ses victuaille­s chez lui. Il me donne rendez-vous au bar The Beach. Pour y parvenir, il faut grimper une longue côte qu’emprunte, en même temps que moi, contenu par un chien obéissant, tout un troupeau de moutons encore et toujours peinturlur­és de rouge, de bleu ; pas d’Irlande sans moutons.

Nous sommes bientôt attablés devant une 12 O’Clock Mass (la messe de midi), la bière du cru. « Le grand-père de ma compagne était médecin sur Inishbofin. Et son père est né ici. Cette île fait partie de notre ADN.» Après 42 ans de travail en éducation à Dublin, Vincent y vit une retraite paisible. « Le silence ici, oh, le silence… » Celui du vent, des vagues, des moutons.

Dans un océan sans limites

Après la 12 O’Clock Mass, je m’arrête à une drôle de roulotte plantée devant la mer. Lorraine McClean, 50 ans, m’y accueille. Artisane et commerçant­e, elle vit sur l’île depuis 17 ans. Élevée en Angleterre, elle s’est prise d’amour pour Inishbofin, où elle venait travailler l’été pendant ses études. La roulotte est sa boutique d’artisanat. « Alors la vie ici ? » Elle éclate d’un grand rire. « Des jours, je m’enterrerai­s, d’autres jours, c’est le paradis.» Un peu comme la mer, des fois tourmentée, d’autres fois miroir. « Pour vivre ici, il faut savoir se suffire à soi-même. Bien se connaître. Et consentir à une vie plutôt frugale. »

Elle a décidé de s’impliquer très activement pour faire vivre l’île. Lorraine McClean a été élue à la présidence d’un directorat au statut unique qui gère les lieux. Elle est en quelque sorte la mairesse d’Inishbofin. Elle encourage de toutes les façons la venue d’entreprene­urs et la création d’emplois. «La laine des moutons d’ici, par exemple, pourrait devenir une spécialité, un produit typique apprécié des

continenta­ux. » Cet été, une nouveauté qui la réjouit : on a ouvert une petite librairie sur l’île.

Inishbofin fait face aux mêmes défis que d’innombrabl­es milieux insulaires du globe, celui d’assurer son avenir économique, son avenir tout court. Arrêter l’hémorragie des « locaux » vers le continent, attirer de nouveaux résidents, empêcher la dévitalisa­tion. Tout y est plus compliqué et plus coûteux : dépendance du climat, frais de transport élevés, biens et services lointains. Et la saison touristiqu­e est si courte. Surpeuplée­s l’été, les îles retombent en léthargie aux grandes marées d’automne. Tout le monde est parti. Les insulaires doivent se retrouver, se recentrer, réapprivoi­ser silence et solitude.

Lorraine a deux chats. « C’est ma famille. » Et des oiseaux, tout autour de chez elle. « Souvent, j’éteins la radio pour les entendre chanter. » « J’ai longtemps pensé que j’étais devenue moi-même une île. Mais je me suis rendu compte que, même vivant un peu comme une ermite, j’avais besoin des autres, de mes voisins, de mes amis. » « Je suis consciente de ne pas être dans la norme, poursuit-elle,

Pour vivre ici, il faut savoir se suffire à soi-même. Bien se connaître. Et consentir à une vie plutôt frugale. LORRAINE MCCLEAN

d’être un peu anormale à vrai dire. Mais cette vie me convient. »

Se voit-elle vieillir sur Inishbofin? « Non. Je rêve d’une toute petite maison que j’habiterais en Espagne, où il fait chaud. Entourée de voisins qui prendraien­t soin de moi, et moi, d’eux. »

Quand elle en a marre de son île trop étroite, Lorraine va marcher sur les collines après sa journée. « Ça me remet d’aplomb.» Elle voit le soleil tomber dans un océan sans limites. Les entraves en elle se défont. L’Irlande gît là-bas dans le contre-jour, tandis que l’île de l’île est encore éclaboussé­e de lumière.

 ??  ??
 ?? MONIQUE DURAND ?? L’arrivée est impression­nante. On passe un phare tout blanc. Puis s’offrent de près collines verdoyante­s, chemins étroits et murets de pierre.
MONIQUE DURAND L’arrivée est impression­nante. On passe un phare tout blanc. Puis s’offrent de près collines verdoyante­s, chemins étroits et murets de pierre.
 ?? VINCENT LENNON/MONIQUE DURAND ?? Pas d’Irlande sans moutons ! En bas : le château Cromwell au garde-à-vous devant l’île. Il servit de prison à la fin du XVIe siècle.
VINCENT LENNON/MONIQUE DURAND Pas d’Irlande sans moutons ! En bas : le château Cromwell au garde-à-vous devant l’île. Il servit de prison à la fin du XVIe siècle.
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from Canada