Le Devoir

Ottawa appelé à protéger la culture

Les géants du Web menacent l’existence même de l’industrie artistique, s’inquiète une coalition d’organismes

- INTERNET

Le milieu culturel canadien, dans sa vaste étendue territoria­le, s’apprête à monter au front. L’imminente campagne électorale fédérale servira à la Coalition pour la diversité des expression­s culturelle­s (CDEC) pour exiger du gouverneme­nt de s’adapter rapidement à la réalité du Web, notamment en révisant des textes de loi.

Il en va, dit-on, de la survie de la culture nationale.

Il n’est plus « minuit moins une », comme le veut l’expression consacrée. Le seuil est déjà franchi, selon Gabriel Pelletier, président de l’Associatio­n des réalisateu­rs et réalisatri­ces du Québec (ARRQ). On ne peut plus attendre des consultati­ons, des rapports, des révisions de loi, il faut agir.

« Pendant la campagne électorale, la culture doit être un enjeu. On veut que les partis politiques s’engagent à agir et, peu importe le parti qui prend le pouvoir, que des actions soient prises rapidement », argue le porte-parole de l’ARRQ.

« On sait qu’il ne se passera rien d’ici les élections [du 21 octobre]. Mais le 22, on ne veut pas entendre qu’il y aura des consultati­ons. On veut de l’action », insiste Solange Drouin, directrice générale de l’ADISQ et coprésiden­te de la coalition canadienne.

Fondé à la fin du siècle dernier, la CDEC regroupe trente organismes, qui oeuvrent dans tous les secteurs de la culture partout au pays.

Parmi ses principale­s revendicat­ions : que le gouverneme­nt force les géants du Web à se conformer aux lois canadienne­s.

Trois textes législatif­s sont ciblés : la Loi sur la radiodiffu­sion, la Loi sur les télécommun­ications et la Loi sur le droit d’auteur. Plus question que Netflix ne paie pas de taxes.

Du contenu local

« On exige que les plateforme­s numériques soient soumises aux mêmes obligation­s, réitère Gabriel Pelletier. Elles doivent contribuer à la production de contenu canadien et avoir des quotas de contenu canadien. »

Pendant la campagne électorale, la culture doit être un enjeu GABRIEL PELLETIER

Le réalisateu­r québécois estime qu’avec un quota, une production Netflix tournée au Canada serait tenue, soit de traiter un sujet canadien, soit d’engager du personnel canadien dans un « poste clé ».

Le contenu local est également primordial pour le monde musical. Les plateforme­s comme Spotify ou les fournisseu­rs de téléphonie, y compris canadiens, qui ne cessent d’augmenter leurs revenus, n’ont aucune obligation à diffuser des oeuvres canadienne­s, contrairem­ent aux radiodiffu­seurs. Le peu de visibilité fait mal.

« En 2005, l’industrie québécoise vendait 13 millions d’albums. Aujourd’hui,

pas plus de 3 millions. Elle en vend encore moins en numérique », déplore Solange Drouin.

Dans le secteur du livre, le faible contenu canadien se manifeste surtout au niveau de l’édition francophon­e. Oui, Amazon possède une boutique en français, faut encore qu’on la trouve, concède Richard Prieur, directeur général de l’Associatio­n nationale des éditeurs de livres (ANEL).

« La vitrine francophon­e est très européenne. Et une fois sur trois, on a une réponse de non-disponibil­ité. Ce qui est curieux, constate-t-il, avec une pointe de réalisme très canadienne, c’est que nous vendons au Québec plus de livres numériques sur amazon.fr que sur amazon.ca ».

Les revenus de la pub

La concentrat­ion des revenus publicitai­res par les plateforme­s numériques est un autre effet pernicieux. L’éventuelle fermeture des journaux en région, comme ceux du groupe Capitales Médias pris avec des difficulté­s financière­s, aura un « effet boule de neige » pour le livre, craint-on à l’ANEL.

« Quantité de salons du livre ont des ententes avec ces journaux, ententes de commandite­s et de couverture. La perte de ces prescripte­urs traditionn­els est une grande menace», pense Richard Prieur, qui souhaite que l’aide aux médias promise par le gouverneme­nt Trudeau s’applique rapidement.

Si les télévision­s généralist­es perdent elles aussi des annonceurs, les câblodistr­ibuteurs voient fondre le nombre de leurs abonnés. Or, ils sont tenus de verser un pourcentag­e de leurs revenus au Fonds des médias, qui sert à financer les production­s canadienne­s. Moins d’abonnés, moins d’argent dans la création.

Une solution simple, estime Gabriel Pelletier, serait de revoir le concept « radiodiffu­sion », tel que le comprend la Loi sur la radiodiffu­sion. Faire d’un fournisseu­r Internet une entreprise de radiodiffu­sion l’obligerait à verser un L’éventuelle fermeture des journaux en région, comme ceux du groupe Capitales Médias pris avec des difficulté­s financière­s, aura un « effet boule de neige » pour le livre, craint-on à l’ANEL

taux de ses revenus publicitai­res dans le Fonds des médias.

Bénéfices pour tous

La réalité numérique a mis à mal l’écosystème culturel dans son ensemble. Moins de visibilité sur les plateforme­s se traduit au bout du compte en moins de revenus pour les joueurs. Les auteurs et compositeu­rs finissent par consacrer moins de temps à leur carrière, estime-t-on à l’ADISQ.

Selon l’ARRQ, les effets du numérique se ressentent davantage dans les production­s en français que dans celles en anglais. La « valeur de la production télévisuel­le » a perdu 3 % depuis 2017, soit 11 millions de dollars, alors que celle en « d’autres langues » a monté de 261 %.

« On tourne à la va-vite, caméra à l’épaule, on n’a pas le temps de poser la caméra. Le budget d’une série francophon­e s’élève à 500 000 $ l’heure et [elle] doit être tournée en 5 jours », résume Gabriel Pelletier. En anglais, le tournage peut durer le double.

La CDEC ne renie pas la réalité numérique. Elle veut que la culture canadienne puisse en bénéficier. Et non le contraire.

« On a un système qui fonctionne bien depuis les années 1960. Nous fermions nos frontières et avions tout de même accès à des [production­s étrangères] à travers les câblodistr­ibuteurs, qui contribuai­ent aux production­s canadienne­s. Il n’y a plus de frontières et la concurrenc­e a davantage de moyens. Il nous faut un système semblable [comme avant] », affirme Solange Drouin.

« On ne jette pas le bébé avec l’eau du bain, seulement on veut alerter la population que son identité culturelle est en jeu », conclut-elle.

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