Le Devoir

Les insectes ravageurs d’un temps plus chaud

- ALEXIS RIOPEL À NAPIERVILL­E

Les municipali­tés sont aux prises avec des problèmes d’érosion. Des insectes ravageurs se multiplien­t. De nouvelles cultures deviennent possibles. Les pêches subissent une transforma­tion. Partout au Québec, on peut mesurer l’effet des changement­s climatique­s. Cette série estivale propose différents textes sur ces nouveaux enjeux.

Les pieds dans sa terre noire, Jean-Bernard Van Winden se plie en deux. Il empoigne solidement le feuillage d’une carotte et tire fermement, mais lentement. On entend alors de légers craquement­s. Ce sont les filaments racinaires qui cèdent, laissant le légume émerger du sol. La carotte

serait parfaite si ce n’étaient les cavités noires qui gangrènent sa partie supérieure : l’oeuvre d’une larve de charançon de la carotte.

Le vétéran producteur maraîcher connaît bien son lopin et les menaces qui guettent son gagne-pain : voilà une quarantain­e d’années qu’il y fait pousser oignons, laitues, choux, célerisrav­es et compagnie. Or, depuis quelques saisons, il s’arrache les cheveux à cause de cet insecte adepte de la carotte, auparavant aisément contrôlé, mais maintenant favorisé par les températur­es plus élevées.

« On est une ferme où il n’y a pas un grand historique d’arrosage d’insecticid­e, mais depuis deux ou trois ans, on a beaucoup plus de difficulté­s avec le charançon de la carotte », dit M. Van Winden. Il y a quelques jours, il a constaté des pertes de l’ordre de 30 % dans le premier champ de carottes récoltées. Juste à côté, ses laitues souffrent des pointes de chaleur.

Quelques kilomètres plus loin, un producteur de carottes nantaises dit lui aussi avoir du mal à contenir le charançon ces dernières années. « On repart de zéro. Ce n’est pas le même charançon. Ce que mon père et mon grandpère faisaient pour le contrôler, ça ne marche plus!» lance Jean-François (nom fictif ).

Cet agriculteu­r ne veut pas être nommé car, pour endiguer la montée du ravageur, il est contraint de répandre davantage d’insecticid­e. Et il ne veut pas que ses carottes soient associées à cette mauvaise publicité.

Pendant des décennies, les producteur­s de carottes de la Montérégie ont fait un dépistage du charançon au printemps, explique l’entomologi­ste AnneMarie Fortier.

« Si on attrapait un charançon par piège, on recommanda­it un traitement d’insecticid­e à l’apparition de deux ou trois feuilles sur le plant de carottes. Pendant longtemps, on a réussi à bien le contrôler comme ça. Aujourd’hui, plusieurs producteur­s doivent faire quatre ou cinq applicatio­ns d’insecticid­e pour y arriver », indique la directrice scientifiq­ue de la compagnie de recherche Phytodata, qui aide les deux producteur­s à trouver de nouvelles armes dans la lutte contre ce ravageur.

La mi-août atteinte, le charançon continue de pondre, souligne-t-elle. Auparavant, il avait plutôt tendance à préparer sa diapause à ce stade-ci de l’été. Maintenant, la saison chaude s’est suffisamme­nt prolongée pour permettre à l’insecte de donner naissance à une seconde génération. Une transforma­tion que les experts attribuent aux changement­s climatique­s.

«Avant, on voyait une deuxième génération une année sur vingt ; aujourd’hui, c’est une sur cinq. Et non seulement le charançon peut avoir une génération supplément­aire, il étend aussi son aire de répartitio­n vers le nord», constate Gaétan Bourgeois, chercheur en bioclimato­logie à Agricultur­e et Agroalimen­taire Canada.

Un problème plus large

Le charançon de la carotte est un exemple particuliè­rement frappant de l’influence des changement­s climatique­s sur la présence d’insectes ravageurs au Québec. Malheureus­ement, c’est loin d’être le seul.

La pyrale du maïs, un papillon de nuit, avance lentement vers le nord du Québec en suivant la progressio­n de la culture de cette céréale. « Auparavant, on ne voyait qu’une seule génération de la pyrale du maïs par été au Québec. Maintenant, on en voit deux, et ça pourrait monter à trois par année, comme dans le Midwest américain », explique Jacques Brodeur, professeur de biologie à l’Université de Montréal et titulaire d’une chaire de recherche en lutte biologique.

Le scarabée japonais, une bestiole envahissan­te qui s’attaque à 300 espèces végétales différente­s, dont les bleuetiers, les framboisie­rs et les pommiers, a récemment étendu son aire de répartitio­n au Québec. Se déplaçant en grandes colonies, il ne prend la voie des airs que lorsque la températur­e atteint les 21 °C. « Dans ce cas-ci, les changement­s climatique­s pourraient repousser la limite finale de la répartitio­n de Rimouski à Gaspé, par exemple », explique M. Brodeur.

La drosophile à ailes tachetées, qui s’attaque aux petits fruits, survit pour le moment très difficilem­ent aux hivers québécois. Elle arrive seulement à les traverser dans le sud de la province. Or, une légère hausse des températur­es pourrait lui permettre de s’implanter durablemen­t plus au nord, explique Gaétan Bourgeois.

Le puceron du soya, un autre envahisseu­r, a investi le Québec de manière fulgurante en deux décennies, mais pourrait bientôt avoir un impact plus grave. «Aux États-Unis, dès que la plante sort du sol, le puceron est prêt à faire des dommages, indique M. Brodeur. On estime qu’avec les changement­s climatique­s, on va se rapprocher de ces conditions. »

Le spécialist­e note que cela rendra la tâche plus difficile aux producteur­s québécois pour cultiver du soya sans insecticid­e destiné à l’alimentati­on humaine, très populaire sur le marché asiatique.

Une nouvelle protection

On y revient : la présence accrue d’insectes ravageurs demande une protection accrue des cultures. Si la solution la plus évidente à court terme est de recourir aux pesticides chimiques, plusieurs producteur­s aimeraient pouvoir bénéficier d’une défense plus durable. Pour cela, ils comptent sur Anne-Marie Fortier et Phytodata, une entreprise dont ils détiennent l’actionnari­at.

Ainsi, la parcelle de Jean-François qui a été particuliè­rement touchée cette année par le charançon sert à Mme Fortier pour mener des expérience­s afin de trouver de nouvelles stratégies de protection. Elle ne veut pas trop donner de détails, par peur de créer de faux espoirs chez les producteur­s de carottes. Toutefois, plusieurs options existent : insecticid­es à base de champignon­s, implantati­on d’ennemis naturels, libération d’insectes stériles, etc.

À deux pas de son tracteur, Jean-Bernard Van Winden se remémore un projet testé dans les années 1980 avec l’entomologi­ste Guy Boivin. Le chercheur avait alors relâché un parasitoïd­e qui devait tuer dans l’oeuf le charançon de la carotte. Cet insecte ennemi n’avait cependant pas réussi à s’implanter dans l’environnem­ent, ce qui rendait la solution impraticab­le. Peut-être le nouveau climat le permettrai­t-il ?

 ??  ??
 ?? ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR ?? Des cavités noires gangrènent la partie supérieure d’une carotte. C’est l’oeuvre d’une larve de charançon.
ALEXIS RIOPEL LE DEVOIR Des cavités noires gangrènent la partie supérieure d’une carotte. C’est l’oeuvre d’une larve de charançon.

Newspapers in French

Newspapers from Canada