Le Devoir

La menace d’une extinction silencieus­e pèse sur la girafe

En Afrique, leur nombre a diminué de 40 % entre 1985 et 2015

- NICOLAS DELAUNAY À LOISABA, KENYA

Pendant des décennies, Lesaiton Lengoloni se posait peu de questions lorsque son chemin croisait celui du plus grand animal terrestre. « Avec une girafe, on pouvait nourrir le village pendant plus d’une semaine », se souvient ce berger samburu vivant sur le haut plateau de Laikipia, dans le centre du Kenya.

« Il n’y avait pas de fierté particuliè­re à tuer une girafe, pas comme un lion », raconte cet homme au visage buriné par le temps, appuyé sur un bâton.

Et qu’importe si la chasse de cet animal charismati­que est considérée comme du braconnage, « c’était un moyen de subsistanc­e, on mangeait la viande, on se servait de la peau pour le cuir et pour fabriquer des remèdes, et les queues étaient symbolique­ment offertes aux aînés », explique-t-il.

Mais au fil des ans, dit-il, les girafes réticulées, la sous-espèce vivant dans cette région, se sont faites de plus en plus rares.

Sur fond de croissance démographi­que, leur habitat a été de plus en plus fragmenté et réduit, vu que certains continuent de tuer les girafes uniquement pour leurs os et leur cervelle, considérés comme des remèdes contre le sida, ou leur queue.

À l’échelle du continent, le nombre de girafes a diminué de quelque 40 % entre 1985 et 2015, pour atteindre environ 98 000 individus, selon des chiffres rassemblés par l’Union internatio­nale pour la protection de la nature (IUCN), qui identifie toutefois des dynamiques régionales distinctes.

En Somalie, au Soudan du Sud, en République démocratiq­ue du Congo ou en Centrafriq­ue, notamment, les conflits favorisent le braconnage et rendent quasi impossible toute tentative d’étudier et de protéger les girafes.

Des hausses remarquabl­es ont été enregistré­es en Afrique australe, mais en Afrique de l’Est, la girafe réticulée a perdu quelque 60 % de ses individus tandis que la girafe nubienne a connu une baisse tragique de 97 %. En Afrique centrale, la girafe du Kordofan a vu sa population diminuer de 85 %.

« Vulnérable­s » depuis 2016

L’annonce par l’IUCN du classement de la girafe dans la catégorie des espèces « vulnérable­s » a été accueillie avec une relative surprise fin 2016. Lors de la précédente évaluation, en 2010, elle était encore classée comme « préoccupat­ion mineure ».

« La girafe est un grand animal que l’on voit assez facilement dans les parcs et les réserves, ce qui a pu donner la fausse impression que tout allait bien », analyse Julian Fennessy, coprésiden­t du groupe de spécialist­es de l’IUCN pour les girafes et les okapis. « D’autant que le problème se situe principale­ment en dehors des espaces protégés ».

De nombreux observateu­rs évoquent pour ces raisons la menace d’une « extinction silencieus­e ». Historique­ment, la girafe a rarement suscité beaucoup d’intérêt pour les chercheurs.

« Si on les compare à d’autres espèces charismati­ques comme les lions, les éléphants et les rhinocéros, on sait très peu de choses sur les girafes », relève Symon Masiaine, coordinate­ur du programme d’étude et de protection des girafes Twiga Walinzi (gardiens des girafes, en swahili), au Kenya, débuté en 2016. «On reste en retard, mais les choses évoluent ».

Arthur Muneza, de la Fondation pour la préservati­on de la girafe, rappelle que la première recherche de longue durée sur les girafes ne date que de 2004, en Namibie, et que nombre de données sur les girafes ont été récoltées dans le cadre d’études sur d’autres animaux.

Il note également que l’IUCN, en l’absence de données fiables, a dû attendre 2018 pour être en mesure d’établir le niveau de menace pour certaines sous-espèces. La réticulée et la massaï sont désormais classées « en danger », la nubienne et la Kordofan « en danger critique d’extinction ».

« Sans données fiables, c’est difficile d’établir des mesures de protection adéquates », dit-il.

Peu d’informatio­ns

La dernière propositio­n en date vise à réguler le commerce internatio­nal des girafes dans le cadre de la Convention sur le commerce internatio­nal des espèces menacées, qui se réunit du 17 au 28 août à Genève. Mais là aussi, un manque cruel de données occupe le devant de la scène.

Six pays africains, dont le Tchad et le Kenya, proposent de classer la girafe dans la « liste des espèces qui, bien que n’étant pas nécessaire­ment menacées actuelleme­nt d’extinction, pourraient le devenir si le commerce de leurs spécimens n’était pas étroitemen­t contrôlé ». Des « permis d’exportatio­n ou de réexportat­ion » seraient dès lors obligatoir­es.

Sauf qu’il n’y a « pas suffisamme­nt de données fiables » sur le commerce internatio­nal des girafes, qu’il s’agisse des trophées, des parties de corps ou d’artefacts, souligne Arthur Muneza. «Il faudrait d’abord une étude pour connaître l’ampleur du phénomène et son éventuelle influence sur les population­s de girafes ».

Les soutiens de la propositio­n invoquent le principe de « précaution » et soulignent qu’une classifica­tion obligerait les pays membres à récolter des données sur les exportatio­ns.

Les critiques dénoncent une propositio­n guidée par « l’émotion » plutôt que par les « faits scientifiq­ues », et soulignent que le peu d’informatio­ns disponible­s — les États-Unis sont le seul pays répertoria­nt ces importatio­ns — indique que l’essentiel des trophées de girafes proviennen­t de pays où les population­s de girafes augmentent (Afrique du Sud et Namibie).

Sur le plateau de Laikipia, Symon Masiaine estime que, quelle que soit la décision prise à Genève, «cela veut dire qu’on parle de la girafe, et elle a bien besoin de cela ».

 ?? TONY KARUMBA AGENCE FRANCE-PRESSE ?? La girafe réticulée, une sous-espèce vivant dans la région de Laikipia, au Kenya, se fait de plus en plus rare. Symon Masiaine (au volant) assure leur protection.
TONY KARUMBA AGENCE FRANCE-PRESSE La girafe réticulée, une sous-espèce vivant dans la région de Laikipia, au Kenya, se fait de plus en plus rare. Symon Masiaine (au volant) assure leur protection.
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