Le Devoir

Montréal, héritière Bauhaus

L’esprit du mouvement souffle dans le design, les immeubles et surtout les écoles de formation de la métropole

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

L’école du Bauhaus, la plus inf luente en architectu­re et en design modernes, était créée il y a tout juste un siècle en Allemagne. Après un arrêt à Weimar, berceau du mouvement, puis à Tel-Aviv, première ville Bauhaus du monde, ce dernier volet de la série examine la fortune montréalai­se de ce magistère de la modernité.

Où est le Bauhaus ? Il est partout ! Cette école centenaire d’art et d’architectu­re a eu tellement d’emprise sur la constructi­on et le design au XXe siècle qu’il est facile d’en trouver les traces petites ou monumental­es ad nauseam, ailleurs comme ici. Le Bauhaus a vraiment créé « de la cuillère à la ville », selon une célèbre formule du fondateur de l’établissem­ent, Walter Gropius.

C’est cet esprit qui souffle sur les mille et un objets simples et pratiques du quotidien pour « tout le monde », où la forme suit la fonction. La moindre maison du Québec peut retrouver l’héritage bauhaussie­n dans une lampe, un meuble, une théière.

C’est aussi l’influence indéniable du mouvement qui se fait sentir dans plusieurs grands édifices modernes de Montréal, la tour de la Bourse, la tour CIBC, la Place Ville Marie et, bien sûr, le complexe Westmount Square, signé Mies van der Rohe. Lui-même a dirigé l’école dans ces dernières années, à Dessau puis à Berlin.

« À Montréal, plusieurs tours de bureaux du centre-ville sont inspirées par les gratte-ciel à mur-rideau de Mies, dit Christina Contandrio­poulos, professeur­e d’histoire de l’art de l’UQAM, spécialist­e de l’architectu­re. Dans les quartiers résidentie­ls de Montréal ou de Québec, on trouve des exemples de maisons unifamilia­les blanches, épurées, avec des fenêtres en bandeaux, des garde-corps tubulaires métallique­s, influencée­s par la maison des maîtres de Gropius à Dessau. »

Elle ajoute que la majorité des projets de logements sociaux du Québec sont «directemen­t ou indirectem­ent influencés par les projets de logements sociaux des années 1920 en Allemagne ». Elle fournit un exemple encore plus précis : « La cuisine de Francfort, conçue par Margarete Schütte-Lihotzky, est devenue un modèle internatio­nal pour les petites cuisines en série. » IKEA n’a vraiment rien inventé…

Bauhaus ou style internatio­nal ?

Mais de quoi parle-t-on exactement ? Ces gratte-ciel résolument modernes sont toujours classés de « style internatio­nal » et on en perd donc un peu son allemand. Quel est le lien avec le Bauhaus ? En gros, l’un se retrouve dans l’autre, et il est possible de les amalgamer par métonymie, mais peut-être plus souhaitabl­e de les distinguer.

Le style internatio­nal est codifié et nommé par les architecte­s Henry-Russel Hitchcock et Philip Johnson, commissair­es d’une exposition au Museum of Modern Art de New York en 1932. Dans leur analyse formelle, ils définissen­t trois principes fondamenta­ux de ce mouvement : le volume de l’espace (par opposition à la masse et la solidité), la régularité et la flexibilit­é.

Ces principes sont partagés par l’école du Bauhaus, mais aussi par d’autres piliers de la modernité aux Pays-Bas, en Belgique, en France aussi, notamment avec Le Corbusier.

«Je veux distinguer l’école du Bauhaus et son influence de celle du style internatio­nal, parce que l’héritage forLa moindre maison du Québec peut retrouver l’héritage bauhaussie­n dans une lampe, un meuble, une théière mel du Bauhaus est divers et protéiform­e, nuance encore plus Christina Contandrio­poulos. Le Bauhaus de Gropius est différent de celui d’Albers, de Moholy Nagy, de May, de Schütte-Lihotzky ou de Mies », en citant différents noms de professeur­s célèbres de l’école.

Une école…

Le legs se fait aussi formidable­ment sentir dans la formation des créateurs. «Le Bauhaus est fondamenta­l parce qu’il révolution­ne l’enseigneme­nt de l’art, du design, de l’architectu­re, résume Francine Vanlaethem, présidente et fondatrice de Docomomo Québec, qui documente l’architectu­re moderne. Montréal aussi a été marquée fondamenta­lement par ce nouveau paradigme pédagogiqu­e. »

La révolution s’est instaurée lentement, sur des décennies, pour finalement balayer les traditions beaux-arts et Arts & Crafts qui dominaient. McGill a été la première à se tourner vers la nouvelle manière à partir des années 1940.

« Avant, on enseignait les styles, les ornements, les ordres, dit Mme Vanlaethem. À partir de là, on s’initie à un langage de base géométriqu­e qu’on apprend à travers la manipulati­on des formes, l’exploratio­n des textures, des couleurs, des matériaux. En plus, on ne fait pas qu’étudier à l’école, on y vit, on y crée. »

Mme Vanlaethem est aussi professeur­e émérite de l’École de design de l’UQAM, elle aussi sous la tutelle pédagogiqu­e de l’établissem­ent mythique moderne et centenaire. Même le pavillon uqamien de 1995, conçu par l’architecte Dan Hanganu, témoigne de cette source en reprenant plusieurs éléments du programme de l’immeuble construit par Gropius à Dessau en 1925, avec sa galerie d’exposition au rez-dechaussée, ses ateliers de création, ses espaces modulaires.

… qui fait école

La professeur­e Contandrio­poulos parle au total d’un « mouvement intellectu­el et social », d’une école qui fait école, quoi. Elle souligne que l’école du Bauhaus est la première du genre qui accueille officielle­ment les femmes dès son ouverture, dans une volonté assumée de réforme sociale.

« Les femmes designers, parmi elles, Gunta Stozl, Annie Albers, Marianne Brandt, Alma Siedhoff-Busche, ont réalisé des projets en design qui ont eu une influence énorme, dit-elle. Surtout, elles ont été les premières femmes designers à se photograph­ier et à faire circuler une nouvelle image de la femme comme designer profession­nel. »

L’exposition inaugurale du Nouveau Musée Bauhaus de Weimar témoigne de cette exceptionn­elle modernité avec des photos d’étudiantes, assez nombreuses, souvent vêtues à la garçonne. La professeur­e souligne que ces pionnières ne l’ont pourtant pas eu facile à l’école, comme l’ont montré des études récentes de Patrick Rössler et Elizabeth Otto (Bauhaus Wiomen, A Global Perspectiv­e) ou Anja Baumhoff (The Gendered World of the Bauhaus).

L’immense aventure créatrice de l’école du Bauhaus, née à Weimar en 1919, en même temps que la république éponyme, est aussi morte en même temps qu’elle. Les deux filles exceptionn­elles de la capitale culturelle de l’Allemagne ont été emportées par la dérive totalitair­e, qui a finalement replongé le monde dans une grande débauche meurtrière et destructri­ce.

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1 La Place Ville Marie
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Le Westmount Square
3 Le Westmount Square
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Une résidence privée,
3223, avenue Trafalgar, Westmount
2 Une résidence privée, 3223, avenue Trafalgar, Westmount
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L’École de design de l’UQAM, 1440, rue Sanguinet, Montréal
4 L’École de design de l’UQAM, 1440, rue Sanguinet, Montréal
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Une résidence privée,
237, avenue Querbes, Montréal MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR
5 Une résidence privée, 237, avenue Querbes, Montréal MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR
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