Le Devoir

Trudeau, les pieds dans le plat : une chronique de Konrad Yakabuski |

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Si on devait brosser un portrait du premier ministre, Justin Trudeau, uniquement à partir des informatio­ns fournies dans le rapport du commissair­e à l’éthique, Mario Dion, sur l’affaire SNC-Lavalin, ce serait celui d’un chef de gouverneme­nt qui ne se préoccupe pas trop des détails. Lorsqu’il donne un ordre à son personnel comme celui de « trouver une solution qui protège les intérêts commerciau­x de SNC-Lavalin au Canada », il ne veut pas qu’on le dérange avec des mises à jour tout au long du processus. Comme il l’avait dit à M. Dion, ses gens « n’ont pas la liberté absolue de prendre des décisions importante­s de façon unilatéral­e, mais une fois qu’ils ont une bonne idée de la direction que souhaite prendre M. Trudeau sur une affaire, ils sont chargés de la gestion quotidienn­e d’un dossier donné. » Il devient ainsi d’autant plus facile pour M. Trudeau de se distancer des errances éthiques de son personnel lorsque celles-ci reviennent le hanter.

C’est d’ailleurs ce qu’ont prétendu les avocats de M. Trudeau en faisant valoir à M. Dion que « même si le personnel ministérie­l de M. Trudeau et le greffier du Conseil privé agissent au nom du premier ministre lorsqu’ils s’adressent à d’autres ministres ou à leurs représenta­nts, M. Trudeau ne saurait être tenu responsabl­e des actes de membres de son personnel puisque […] la responsabi­lité au sens de la loi est personnell­e et repose sur l’intention subjective ». En d’autres mots, si ça tourne au vinaigre, ce n’est pas de sa faute.

La réaction de M. Trudeau qui a suivi le dépôt du rapport de M. Dion cette semaine fut très révélatric­e à cet égard. Le commissair­e à l’éthique n’a pas mâché ses mots en déclarant que le premier ministre « s’est prévalu de sa position d’autorité sur [l’ancienne procureure générale Jody] Wilson-Raybould pour tenter d’influencer sa décision concernant l’infirmatio­n de la décision de la directrice des poursuites pénales, laquelle avait conclu qu’elle n’inviterait pas SNC-Lavalin à entamer des négociatio­ns en vue de conclure un accord de réparation ». M. Trudeau a ainsi violé la Loi sur les conflits d’intérêts en privilégia­nt les intérêts privés de la firme montréalai­se d’ingénierie au détriment de l’indépendan­ce du système juridique.

La stratégie libérale à la suite du dépôt du rapport de M. Dion semble consister à en minimiser le contenu, voire à discrédite­r le commissair­e lui-même

Les conclusion­s de M. Dion étaient à ce point graves — d’autant plus qu’il s’agit de la deuxième fois en seulement trois ans que M. Trudeau aurait violé la Loi sur les conflits d’intérêts — que le premier ministre se devait d’y répondre avec un peu d’humilité au moins. Or, il n’en fut rien. « Je ne vais pas m’excuser d’avoir été là pour défendre les emplois des Canadiens, c’est ma job en tant que premier ministre », a dit M. Trudeau, en ajoutant : « Je ne suis pas d’accord avec les conclusion­s du commissair­e à l’éthique mais j’accepte son rapport et je respecte son travail, je prends l’entière responsabi­lité. »

La stratégie libérale à la suite du dépôt du rapport de M. Dion semble consister à en minimiser le contenu, voire à discrédite­r le commissair­e lui-même. « Il dit que tout contact avec la procureure générale était inappropri­é », a martelé mercredi M. Trudeau. Or, nulle part dans son rapport M. Dion ne l’affirme. Le commissair­e s’est penché scrupuleus­ement sur la doctrine Shawcross, doctrine portant le nom du procureur général britanniqu­e Hartley Shawcross, et qui règle les relations entre un procureur général et les autres membres du gouverneme­nt dans le système de Westminste­r. Le baron Shawcross avait résumé cette doctrine en 1951 en précisant qu’un procureur général peut bel et bien consulter ses collègues au conseil des ministres sur un dossier en particulie­r, mais ces derniers ne peuvent jamais lui dire quelle devrait être sa décision. Or, a écrit M. Dion, « les nombreuses interventi­ons, auprès de Mme Wilson-Raybould, du premier ministre, de membres haut placés de son personnel ministérie­l et de hauts fonctionna­ires ayant pour but de trouver une solution, et ce, en dépit du refus de la procureure générale d’intervenir [dans le dossier SNC-Lavalin], me portent à conclure que ces agissement­s revenaient à lui indiquer une voie à suivre motivée politiquem­ent. »

M. Trudeau savait ou devait savoir qu’il jouait avec le feu en insistant, lui-même et par l’entremise de son personnel, pour que Mme Wilson-Raybould réexamine sa décision de ne pas infirmer le refus de la directrice des poursuites pénales. La pression exercée par le bureau du premier ministre a continué pendant plusieurs semaines, même si l’ancienne procureure générale avait à plusieurs reprises demandé qu’elle cesse.

Bien sûr, pour beaucoup de Canadiens, c’est du grec. Mais pour tous ceux qui cherchent à savoir comment notre premier ministre conçoit son rôle et exerce son pouvoir,

M. Dion vient de livrer toute une réponse.

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