« Je me bats pour la justice, mais aussi contre l’injustice »
L’avocat québécois Stéphane Bourgon a défendu un chef de milice centrafricain traduit devant la Cour pénale internationale pour crimes de guerre et crimes contre l’humanité
Près de 10 000 kilomètres séparent Repentigny de Bangui, en Centrafrique. Et pourtant, Stéphane Bourgon, ce natif de la Rive-Nord de Montréal, s’est retrouvé à défendre «Rambo», un chef de milice centrafricain, à la Cour pénale internationale (CPI). « Je me bats pour la justice, mais aussi contre l’injustice, » explique l’avocat, qui a commencé sa carrière de plaideur et criminaliste au sein des Forces armées canadiennes, avant de rejoindre La Haye en 1998. «Si la défense fait une erreur, ça peut mener à la condamnation d’un innocent, et ça, c’est grave. Toute ma carrière est basée sur le fait qu’une personne innocente ne doit pas être punie. À La Haye, c’est très difficile en raison de la gravité objective des crimes, des regards toujours tournés vers les accusés, qui ont souvent mauvaise réputation dans les médias. »
Le chef de milice, Alfred Yekatom Rombhot de son vrai nom, est le premier Centrafricain extradé à La Haye pour son implication dans les événements de 20132014. À la suite de la prise du pouvoir par la coalition Séléka, il aurait dirigé une milice « anti-Balaka » d’environ 3000 personnes qui auraient commis des actes de violence à l’encontre des musulmans du sud de Bangui.
« Massacres »
« Il a fait des massacres dans toute la population. Enfants, femmes enceintes, vieillards. Même nos habits, nos maisons, notre bétail ont disparu », raconte le chef d’un quartier où la milice aurait sévi. L’homme de 66 ans, qui préfère rester anonyme, contient sa colère lorsqu’il parle de son fils tué. « La vie humaine n’a pas de prix. Si ceux qui ont commis des actes horribles ne sont pas condamnés, même si on nous donne un milliard, plus rien n’aura de sens, ni la vie ni la justice. »
Rombhot siégeait comme député à l’Assemblée nationale jusqu’à ce qu’il y dégaine un fusil le 29 octobre 2018. La CPI a déposé un mandat d’arrêt contre lui une dizaine de jours plus tard.
C’est dans ce contexte que Stéphane Bourgon a été conseil principal à la défense de ce chef de milice depuis 10 mois. Aucune accusation n’a été déposée jusqu’à présent, alors qu’il est déjà en prison. Un délai « très étrange par rapport aux critères en vigueur au Canada », selon Me Bourgon. L’avocat dénonce un manque de moyens et d’accès aux informations pour la défense, imputables, selon lui, au motif de création de la Cour : « C’est une justice qui devient une justice d’exception. Une des causes principales, c’est qu’elle a été créée avec le thème principal de “vaincre l’impunité ”. Si on parle de vaincre l’impunité, c’est comme si, au point de départ, la personne était coupable. Ça chemine dans les procédures et dans la façon d’administrer la justice devant la Cour pénale internationale. »
La détention de Rombhot et d’un autre anti-Balaka donne à une partie de la population centrafricaine une impression de partialité de la part de la CPI. Notamment parce qu’en Centrafrique, des chefs ou membres éminents des Séléka (la coalition de groupes armés opposés aux anti-Balaka) siègent au gouvernement depuis les accords de paix de Khartoum. «Si on arrivait à faire une justice locale pour juger des gens des deux côtés, ça permettrait au pays de se relever et de garder sa souveraineté plutôt que de la transférer à La Haye, analyse M. Bourgon. Il n’y a que de rares procès, d’une telle envergure et d’un tel degré politique, qui ne pourraient pas avoir lieu à Bangui. »
Des millions pour peu ?
Rombhot et Ngaïssona, les deux détenus de la CPI, restent de « petits poissons », selon l’avocat. Il remet en question le besoin d’investir des millions et de passer cinq ans sur leurs procès à La Haye.
«Regardez le nombre de dossiers instruits depuis les débuts de la Cour, et comparez avec le budget donné depuis les débuts », souligne Me Bourgon. Avec un budget pour 2018 de 219 millions de dollars et seulement onze enquêtes en cours, la CPI est critiquée par de nombreux États membres. L’un des points de litige : sur les neuf pays où se déroulent des enquêtes, huit sont sur le continent africain (la Géorgie fait note d’exception), ce qui a valu à la Cour d’être targuée de néocolonialisme.
Face à ces critiques, l’avocat québécois prend ses précautions pour naviguer dans ce milieu interculturel : « Pour un avocat blanc qui représente un Centrafricain, il est essentiel d’avoir un minimum de connaissances sur le pays. Certaines peuvent être acquises par la littérature, d’autres non. C’est pour cela que je travaille avec des équipes mixtes, et que j’essaie d’avoir toujours un représentant du pays de l’accusé. »
Malgré tout, le Canada, avec son « très bon système de justice », apporte selon lui une contribution notoire à la justice internationale. De plus, les membres du Barreau du Québec ont l’habitude d’un système mixte, et maîtrisent la common law comme le droit civil « de nature continentale » à la base de la justice appliquée à La Haye. Le bilinguisme est un autre atout dans une cour en anglais, mais où une partie des accusés et témoins sont francophones.
Me Bourgon vient de laisser le dossier de M. Yekatom Rombhot pour se concentrer sur la procédure d’appel du dossier de Bosco Ntaganda, un Congolais. C’est la Québécoise Me Mylène Dimitri qui le remplace.
S’il entend poursuivre son travail sans relâche contre l’injustice, on sent toutefois qu’il a perdu quelques illusions en chemin. « Il y a quelques années, j’aurais dit que la justice, c’est l’élément clé, la base sur laquelle on peut reconstruire. Aujourd’hui, vu mon expérience, je regarde le mélange entre le politique et la justice, la façon dont elle est administrée aujourd’hui, et je ne suis plus certain que la justice soit la clé pour le retour à la paix et la réconciliation des États déchirés. »
Toute ma carrière est basée sur le fait qu’une personne innocente ne doit pas être punie. À La Haye, c’est très difficile en raison de la gravité objective des crimes, des regards toujours tournés vers les accusés, qui ont souvent mauvaise réputation dans les médias STÉPHANE BOURGON