Le Devoir

Pour un moratoire sur la reconnaiss­ance faciale

- Sarah Gagnon-Turcotte Conseillèr­e en stratégie et innovation ayant occupé plusieurs postes de conseillèr­e politique à la Ville de Montréal

Montréal est un des principaux centres mondiaux de l’intelligen­ce artificiel­le (IA). Notre talent et notre inventivit­é nous ont permis de tirer notre épingle du jeu dans cette industrie qui définira le futur. Montréal se positionne d’ailleurs comme un hub où l’IA est mise au service du bien commun avec des initiative­s de portée internatio­nale, comme la Déclaratio­n de Montréal, la plateforme AI Commons ou encore l’Institut d’éthique IA de Montréal. Il est donc préoccupan­t de constater l’apathie de l’administra­tion montréalai­se devant la possibilit­é que le Service de police de Montréal (SPVM) utilise en secret des technologi­es de reconnaiss­ance faciale en dépit des risques pour la vie privée qu’elles soulèvent.

Cette technologi­e fonctionne de manière à permettre la comparaiso­n de photos de suspects potentiels avec une base de données composée de photos d’arrestatio­n. Mais quelles sont ces données utilisées pour procéder à une reconnaiss­ance faciale ? Cela peut-être n’importe quelle image d’un suspect. Une image filmée par une caméra de surveillan­ce sur le lieu d’un crime, par exemple, mais aussi une photograph­ie tirée du réseau social favori d’un suspect. Qui eût cru que vos photos Facebook pourraient un jour aider à vous incriminer.

Pire encore, une étude de l’Université Georgetown aux États-Unis a recensé des problèmes majeurs dans la façon dont les policiers utilisent les systèmes de reconnaiss­ance faciale. Ils ont répertorié des pratiques telles que la comparaiso­n de sketchs dessinés ou encore de photos de personnali­tés connues afin d’identifier un suspect. Afin d’accroître le nombre de correspond­ances, il arrivait même que les policiers manipulent les images avec des logiciels graphiques, allant jusqu’à modifier la forme de la bouche ou des yeux. À New York, des enfants aussi jeunes que 11 ans ont été fichés par le service de police en dépit des risques élevés de fausses correspond­ances pour les visages jeunes.

On pourrait croire que la reconnaiss­ance faciale, popularisé­e par les téléséries policières comme CSI, permet d’identifier un suspect en quelques secondes. En fait, cette technologi­e est plutôt reconnue pour son très faible niveau de fiabilité, en particulie­r pour les personnes racisées.

Testée par l’American Civil Liberties Union, la technologi­e Rekognitio­n, développée par Amazon et utilisée par plusieurs corps de police dans le monde, a faussement identifié 28 membres du Congrès américain comme étant des criminels. À Londres, des demandes d’informatio­ns effectuées auprès de son service de police par le journal The Independan­t ont révélé que la technologi­e qu’ils utilisent identifiai­t faussement des individus comme étant des criminels dans 96 % des cas. Les risques de fausses accusation­s laissent planer une crise pour notre système judiciaire déjà surchargé.

À Montréal, nous sommes dans l’inconnu. En octobre 2018, la Ville de Montréal faisait l’acquisitio­n de 730 caméras de vidéosurve­illance, dont 415 étaient destinées au SPVM. Néanmoins, le SPVM refuse de « confirmer » ou d’« infirmer » s’il utilise une telle technologi­e. Même nos représenta­nts municipaux sont maintenus dans l’ignorance. Nous savons pourtant que cette technologi­e est employée depuis plus d’un an à Toronto et que la Sûreté du Québec a déjà publié un avis d’intérêt pour ce même type de technologi­e.

Malgré ces signaux alarmants, l’administra­tion montréalai­se semble peu encline à réglemente­r cette technologi­e. Il n’existe actuelleme­nt aucun garde-fou démocratiq­ue pour encadrer son utilisatio­n ni de règle sur la façon d’utiliser les données. Quand des technologi­es de surveillan­ce à grande échelle sont déployées en secret et sans reddition de comptes auprès du public, on ne peut s’attendre qu’à des dérapages.

C’est pourquoi je salue l’initiative du conseiller municipal indépendan­t Marvin Rotrand et du conseiller de l’opposition officielle Ensemble Montréal Abdelhaq Sari. Ils proposent que notre métropole, à l’instar d’autres villes comme San Francisco, Cambridge ou Oakland, adopte un moratoire sur l’utilisatio­n des technologi­es de reconnaiss­ance faciale, le temps qu’un comité d’experts externes se penche sur la façon de les encadrer. Une motion sera débattue au conseil municipal les 19 et 20 août prochains à ce sujet. Son adoption signifiera­it que notre administra­tion municipale compte se porter garante du respect du droit à la vie privée de tous les résidents montréalai­s.

Mais j’irais encore plus loin ; il est plus que temps que la Ville de Montréal, épicentre de la révolution de l’IA, se dote d’un comité permanent pour réfléchir à la gouvernanc­e future de la ville intelligen­te. Nombreuses sont les questions technologi­ques qui méritent des délibérati­ons réfléchies et ouvertes. La reconnaiss­ance faciale n’est que la plus pressante.

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