Le Devoir

Tweeter avec son frigo

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Dorothy est âgée de 15 ans ; c’est une fan d’Ariana Grande. Son compte Twitter est principale­ment consacré à son idole. Sa mère se désole de la voir passer tant de temps en ligne. Elle lui confisque son téléphone. Dorothy trouve alors le moyen d’acheminer ses tweets au moyen de ses consoles de jeu. Pas de chance, sa mère s’en rend compte et les lui confisque. Alors, Dorothy se tourne vers le réfrigérat­eur « intelligen­t » de la famille, un LG compatible avec un assistant numérique et, par conséquent, répondant aux commandes vocales. Elle envoie un message sur Twitter affirmant qu’elle « parle depuis son frigo ».

Toutefois, The Guardian, qui a initialeme­nt rapporté cette histoire, l’a mise à jour en faisant état du scepticism­e d’experts appelés à commenter les prétention­s de Dorothy. L’un de ces experts, qui a examiné les métadonnée­s, a conclu que le tweet avait été créé manuelleme­nt. Par contre, un porteparol­e du fabricant a confirmé qu’il est possible d’accéder à Twitter au moyen du navigateur Web qui est présent dans certains modèles de réfrigérat­eurs intelligen­ts.

En dépit de son caractère controvers­é, l’anecdote est emblématiq­ue des tendances associées à l’omniprésen­ce d’objets de plus en plus dotés de capacité de capter et de diffuser des informatio­ns sur nos faits et gestes. On sait depuis un bon moment qu’un téléphone n’est pas seulement un téléphone. La connectivi­té embarquée dans la plupart des objets, même les plus anodins, les convertit en autant d’appareils capables de communique­r à la grandeur de la planète. On ne peut plus postuler qu’un réfrigérat­eur n’est qu’un réfrigérat­eur ! Pas plus qu’une console de jeu n’est qu’une console de jeu.

La connexion métamorpho­se l’objet

Les capacités des objets connectés de traiter des données contribuen­t à modifier les conditions du déroulemen­t de la vie quotidienn­e des adultes ou des enfants. L’usage du moindre objet doit s’envisager dans le contexte de l’espace du réseau dans lequel il est connecté. Les distinctio­ns classiques entre les objets, celles en fonction desquelles plusieurs de nos droits et obligation­s ont été conçus, sont en voie de se dissoudre. Lorsqu’ils sont connectés, les objets acquièrent des propriétés qui empêchent de les considérer de la même façon que leurs semblables qui ne sont pas pourvus de connectivi­té. On ne peut plus s’imaginer que tous les enjeux qui découlent de cette connectivi­té universell­e pourront être utilement pris en charge par des modes d’emploi et des contrats illisibles auxquels on nous demande de consentir machinalem­ent.

L’évaluation des enjeux et des risques associés à la plupart des objets connectés devrait concerner bien plus que leurs seules fonctions logicielle­s ou la sécurité de leur fonctionne­ment dans un lieu déterminé. Il faut tenir compte du fait qu’ils sont destinés à être utilisés dans le contexte d’un réseau global. L’informatio­n que ces objets captent ou produisent circule dans un environnem­ent pratiqueme­nt sans limites.

Comme les médicament­s

En raison même de leur connectivi­té, l’utilisatio­n des objets peut avoir des effets différents en fonction d’un vaste ensemble de facteurs. Utilisés en combinaiso­n avec d’autres objets, ils peuvent engendrer des conséquenc­es difficiles à prévoir. À plusieurs égards, ils deviennent porteurs de complexité­s analogues à celles que l’on reconnaît aux médicament­s. Or, la mise en marché des médicament­s est conditionn­elle à un ensemble de précaution­s et de validation­s préalables à leur mise en marché. Sans nécessaire­ment aller aussi loin, on peut se demander si la mise en circulatio­n d’objets connectés ne devrait pas être assujettie à des conditions plus strictes afin d’anticiper les enjeux et les risques pouvant découler de leur insertion dans un réseau global. Les usagers devraient avoir de solides garanties à l’égard des conditions dans lesquelles les informatio­ns sont captées, analysées, conservées, combinées et recombinée­s. Dans l’analyse des enjeux et des risques associés à la circulatio­n de l’informatio­n que captent et produisent les objets connectés, il faut inclure les enjeux sociétaux. Le réfrigérat­eur intelligen­t est a priori configuré pour déterminer en temps réel si les approvisio­nnements sont adéquats. L’informatio­n associée à cet objet peut être légitimeme­nt accessible à un membre de la famille en raison d’un événement spécifique, d’une interventi­on d’urgence ou ayant un caractère unique ; mais elle ne doit pas forcément être accessible à d’autres personnes.

De plus en plus, les objets — réfrigérat­eurs aussi bien que cafetières — participen­t à cet univers d’intelligen­ce ambiante. Un monde procurant des possibilit­és infinies de communique­r et de nous simplifier la vie. Mais aussi un univers dans lequel il est désormais possible de compiler pratiqueme­nt tous les mouvements. Il devient irresponsa­ble de persister à considérer les objets uniquement comme des artefacts comportant des risques qu’il revient aux seuls individus de comprendre et de gérer. Il faut baliser ce qu’il est licite de faire en traitant des masses de données captées du fonctionne­ment de chaque objet communiqua­nt. Il faut s’intéresser aux algorithme­s par lesquels sont analysées ces masses de données que tout un chacun produit en tweetant ou en se préparant un café !

Les capacités des objets connectés de traiter des données contribuen­t à modifier les conditions du déroulemen­t de la vie quotidienn­e des adultes ou des enfants

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