Le Devoir

Une vision trop rigide, sclérosée, du français

- Pierre Calvé Linguiste et doyen (retraité), Université d’Ottawa

Les opinions exprimées par Mme Denise Bombardier à l’émission Tout le monde en parle, le 6 octobre dernier, ont évoqué chez moi les deux grandes visions qui s’affrontent dans le discours normatif sur le français.

Il y a, d’une part, la vision du français comme entité immuable, dont il existe une forme idéale, plus ou moins figée dans le temps et dans l’espace, et protégée par une Académie, les grammaires traditionn­elles, certains dictionnai­res et une armée de gardiens de la pureté de la langue et pourfendeu­rs du moindre usage qui s’éloigne de la sainte orthodoxie.

D’autre part, il y a cette vision plus démocratiq­ue, plus réaliste, de la langue vue comme phénomène naturel humain, qui varie naturellem­ent dans le temps, dans l’espace, dans la société et dans l’individu et dont on peut étudier toutes les manifestat­ions, les variantes, en les catégorisa­nt selon leur origine et leur statut social, sans pour autant les accepter ou les rejeter à partir de l’usage et des valeurs d’une certaine élite qui depuis des siècles s’est

Dévalorise­r l’usage du français tel qu’appris, vécu, dans une communauté particuliè­re, accentue l’insécurité linguistiq­ue

approprié notre langue.

C’est la confusion entre ces deux réalités, contradict­oires et complément­aires tout à la fois, qui est à la source de la plupart des mythes, des préjugés, qui entourent notre façon de voir la langue, et surtout de l’évaluer, d’où ce dialogue de sourds dont nous sommes si souvent témoins entre ceux qui adoptent, consciemme­nt ou non, l’une ou l’autre de ces visions.

Et cette façon de dévalorise­r, voire de démolir, l’usage du français tel qu’appris, vécu, dans une communauté particuliè­re, avant de tenter de le reconstrui­re à partir d’un modèle idéalisé, est non seulement pédagogiqu­ement inefficace, mais aussi néfaste en ce sens qu’elle accentue l’insécurité linguistiq­ue et, chez les personnes bilingues, encourage souvent l’adoption de la langue anglaise, laquelle est beaucoup moins sujette à ce genre de persécutio­n.

La meilleure façon de pousser à l’assimilati­on, c’est en effet de rendre une personne mal à l’aise dans sa langue et honteuse de l’image qu’elle se fait de son utilisatio­n. Ce qu’il faut, c’est plutôt construire sur ce qui est acquis et rendre les apprenants, par la pratique plus que par les préceptes, capables de maîtriser les divers niveaux de langue et de les utiliser selon les exigences de chaque situation.

Voici en terminant quelques citations qui dénoncent cette attitude puriste qui a tant marqué notre langue :

« Pour garder une langue pure, il n’y a qu’un seul moyen : la tuer et l’empailler. Seules sont pures les langues mortes. » Jacques Olivier Grandjouan, Les linguicide­s (1971).

« Nous avions ici deux langues : une qui passait pour la bonne, mais dont nous nous servions mal parce qu’elle n’était pas à nous, l’autre qui était soi-disant pleine de fautes, mais dont nous nous servions bien parce qu’elle était à nous. » Charles Ferdinand Ramuz, écrivain suisse de langue française (1968).

« Les Français n’osent plus parler leur langue parce que des génération­s de grammairie­ns, profession­nels et amateurs, en ont fait un domaine parsemé d’embûches et d’interdits. » André Martinet, Le français sans fard (1969).

« On comprend alors que vivre dans une langue unique est une faiblesse, qu’une parole et une écriture trop réglées favorisent une pensée appauvrie, que le purisme et la recherche d’une stabilité sont des illusions, quelquefoi­s amoureuses et lyriques, souvent bornées. » Alain Rey (rédacteur en chef du dictionnai­re Le Robert), Mille ans de langue française (2007).

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