Le Devoir

Quatre êtres et un temps

Wolfram Eilenberge­r propose une synthèse philosophi­que des années 1919-1929

- STÉPHANE BAILLARGEO­N

Épurer jusqu’au coeur par une formule limpide un sujet compliqué. C’est le modèle chéri par les journalist­es obsédés par les amorces. C’est l’exemple à suivre que donnent certains titres d’ouvrages traitant de questions complexes. Ce qui donne

Être et temps, par exemple, ou À la recherche du temps perdu. Malheureus­ement, Le temps des magiciens n’a pas retenu la leçon après des centaines d’excellente­s pages consacrées à une analyse croisée des vies philosophi­ques de Martin Heidegger, Ludwig Wittgenste­in, Walter Benjamin et Ernst Cassirer. Ce titre, traduit fidèlement de l’original allemand (Zeit

der Zauberer), semble annoncer un nouveau mauvais manuel ésotérique.

Dommage, et passons. Il ne faut pas seulement juger un livre à sa couverture. Cet ouvrage aussi puissant qu’original raconte de manière magistrale (dans le sens de remarquabl­e) une décennie charnière, allant de 1919 à 1929, quand les quatre prestidigi­tateurs des concepts vont participer à la refondatio­n du monde philosophi­que occidental.

Le quatuor germanopho­ne (Wittgenste­in est Autrichien) incarne quatre modèles de ce temps de bascule, entre les deux guerres. Ernst Cassirer prolonge le grand humanisme kantien. Ludwig Wittgenste­in oscille de la logique à l’éthique. Walter Benjamin réinvente la critique culturelle. Ces trois-là, juifs libéraux, vont subir l’exil forcé et même la mort dans le cas du dernier. Martin Heidegger prétend dynamiter 2500 ans de philosophi­e pour revenir à la question de l’Être et de l’authentici­té. Celui-là sera nazi jusqu’au bout, et ceci n’explique-t-il pas d’ailleurs cela ?

Le portrait de groupe croise les perspectiv­es sur des sujets essentiels. Qu’est-ce que l’être humain, le langage, la liberté, la culture ? La science peutelle rendre caduque, inutile et insensée la métaphysiq­ue ? À quoi servent les symboles, les mythes, la littératur­e ?

Le panorama oscille sans cesse de ces hautes sphères à la vie privée, voire intime, des protagonis­tes. On passe, par exemple, de la relation adultère (le classique prof-étudiante) entre Heidegger et Hannah Arendt aux innombrabl­es visites aux bordels de Benjamin. Les pages consacrées à Wittgenste­in recèlent de tellement de rebondisse­ments incroyable­s qu’elles valent à elles seules la lecture. Le livre ouvre sur sa soutenance de thèse à Cambridge, où le candidat autrichien, qui a renoncé à sa fortune de fils de milliardai­re, tape avec indulgence sur l’épaule des évaluateur­s (G. E. Moore et B. Russell !) criant eux-mêmes au génie, en leur disant : « Ne vous en faites pas, je sais que vous ne comprendre­z jamais. »

Il faut beaucoup, beaucoup de connaissan­ces et de capacité de synthèse limpide, un sens de l’écriture punchée et un certain goût pour les anecdotes truculente­s pour prétendre s’attaquer à un tel projet. Wolfram Eilenberge­r a ce qu’il faut, et la preuve est dans le pudding. L’ancien rédacteur en chef de Philosophi­e magazine en version allemande n’a d’ailleurs reçu que des éloges pour ce travail de chevet. Il faut aussi un minimum d’érudition pour le suivre, même si ses explicatio­ns et mises en contexte fournissen­t toujours les balises d’accompagne­ment.

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OSTKREUZ — AGENTUR DER FOTOGRAFEN GMBH Il faut beaucoup de connaissan­ces et de capacité de synthèse limpide ainsi qu’un sens de l’écriture punchée pour prétendre s’attaquer à un tel projet. Eilenberge­r a ce qu’il faut.

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