Derrière le rideau, la chronique de JeanFrançois Nadeau
Il y a toujours chez soi, derrière la vitre dont on a écarté le rideau d’un doigt, deux façons de regarder la neige ou la pluie qui tombe d’un ciel gris. La plus commune consiste à regarder au loin, en un point précis, en éprouvant en soi l’effet de la lenteur avec laquelle la pluie s’efface peu à peu sur le sol, en gerbes mortes, ou encore la neige qui s’accumule petit à petit, malgré le vent et les passants.
L’autre façon de voir, moins habituelle peut-être, exige davantage du regard. Elle n’est pas possible dans tous les types de lumière. À certains moments du jour ou de la nuit, au bénéfice par exemple de l’éclairage d’un lampadaire, on peut parfois suivre longtemps la trajectoire d’une goutte de pluie ou d’un flocon de neige, depuis le moment où il apparaît, en hauteur, dans le champ du regard, jusqu’à ce que son individualité disparaisse, nous rappelant de la sorte que tout mouvement s’écrase à un moment ou l’autre, comme si l’aspiration définitive du monde était d’en arriver à l’immobilité.
À Saint Johnsbury, au Vermont, on trouve une station météorologique installée au coeur d’un vieux musée régional plein à craquer d’animaux empaillés et d’objets disparates sur lesquels le temps semble s’être arrêté. Dans cet intérieur tout en bois dur et sombre, on voit aux murs de l’étage des cadres au milieu desquels se trouvent mises en valeur des figures géométriques parfaites. On dirait des étoiles, des dentelles, des diamants, des cristaux, des coraux. Leurs motifs variés, couchés sur un papier qui jaunit, laissent penser qu’il s’agit d’une suite de modèles utilisés autrefois par des couturières pour la production de courtepointes artisanales. Il s’agit en fait de cristaux de neige, photographiés par un fermier, Wilson Bentley.
Penché sur un rideau de velours noir où il recueille ses flocons blancs, Bentley produira des milliers de photographies de ces cristaux, toujours aussi fasciné, semble-t-il, par la fluctuation de la neige, mais aussi par le brouillard, les gouttes d’eau et de rosée, bref par ces matières fragiles dans lesquelles se manifeste une infinité de structures évanescentes.
À l’heure où la terre se heurte à sa finitude, en nous révélant l’effet de vitesse avec laquelle la nature fond comme neige au soleil, il y a quelque chose de stoïque dans cette quête de Bentley à vouloir conjurer l’éphémère par une contemplation pareille de la nature.
Adepte quant à lui de la spéculation plutôt que de la contemplation, le premier ministre ontarien, Doug Ford, a affirmé, ces jours derniers, dans une rencontre avec son homologue québécois, qu’il préférait somme toute se lancer dans le nucléaire plutôt que d’acheter l’hydroélectricité de ses voisins immédiats, cela au nom d’un provincialisme qui se nourrit à l’idée d’assurer son autonomie énergétique. Les premiers ministres de la Saskatchewan et du NouveauBrunswick comptent eux aussi sur le nucléaire.
A-t-on déjà oublié qu’au siècle dernier, nous avions eu peur, non sans raison, de l’hiver éternel promis par le nucléaire ?
Après les accidents nucléaires de Chalk River, de Three Mile Island, de Tchernobyl et de Fukushima, comment peut-on encore vouloir mettre ne serait-ce qu’un pied dans le pré glissant du nucléaire ? Faut-il rappeler la difficulté de gérer les déchets radioactifs et l’incapacité de nos sociétés à s’engager, pour au minimum un millénaire, à maintenir la sécurité autour de centrales vouées à la désuétude bien avant qu’elles ne deviennent sans danger ?
Reportons-nous aux années 1980. Pendant que Sting plaque sur la musique de Prokofiev les mots glaçants du président russe Nikita Khrouchtchev — We will bury you / Nous vous enterrerons —, le téléfilm Le jour d’après, une fiction sur les suites d’une catastrophe nucléaire, vient d’être diffusé.
Au plus fort du spectre nucléaire, un spectre auquel la première dame d’Angleterre n’était pas étrangère, Margaret Thatcher prononça un discours devant les Nations unies qu’on voudrait faire passer aujourd’hui comme une mise en garde éclairée à l’égard des risques des changements climatiques, en faisant abstraction de tout ce qu’elle a pu dire et faire de contraire pour parer ces risques. Derrière ce paravent commode qu’aiment encore utiliser les esprits conservateurs se profilaient, on l’oublie, les dents de l’industrie nucléaire, prête à tout pour vendre la mort maquillée aux couleurs de la vie. Tout en parlant d’environnement, la « dame de fer » avait en effet projeté de construire en masse des centrales nucléaires. Et cette industrie, chez les héritiers du thatchérisme tels que Doug Ford et compagnie, n’a apparemment pas encore dit son dernier mot en se présentant comme une solution de rechange aux énergies fossiles. Autrement dit, par une sublime ironie de l’histoire, on propose de dégeler la crainte du nucléaire au nom d’un combat contre le réchauffement planétaire.
S’il a toujours existé partout, même derrière le rideau de fer soviétique, deux façons bien campées de regarder le ciel, comment justifier aujourd’hui un tel aveuglement devant la menace, pourtant bien réelle, de la crise climatique, sinon par le gel profond de nos esprits devant toute solution de remplacement à notre mode de consommation du monde ? À l’instar des cristaux de neige photographiés par Wilson Bentley, l’aspiration du monde est peut-être arrivée à un point définitif d’immobilité.
Après les accidents nucléaires de Chalk River, de Three Mile Island, de Tchernobyl et de Fukushima, comment peut-on encore vouloir mettre ne serait-ce qu’un pied dans le pré glissant du nucléaire ?