Contre le mercantilisme immobilier
Depuis des années, deux logiques opposées font des étincelles dans le marché de l’habitation : d’un côté, l’immobilier-investissement et, de l’autre, l’immobilier-logement
Ce quartier est désert, je peux me tenir au milieu de la rue. Près de 80 % des immeubles appartiennent à des étrangers, qui les laissent vacants. Ce sont des investissements. » Cette observation d’un habitant du quartier Notting Hill, à Londres, est tirée du film Push (2019), du réalisateur suédois Fredrik Gertten, vu récemment lors d’une projection organisée par le Comité des citoyens du Mile End et le regroupement Montréal pour tous.
Push traite de financiarisation de l’immobilier. «Le logement est devenu une marchandise au même titre que l’or », résume la sociologue et économiste néerlando-américaine Saskia Sassen, qui intervient fréquemment dans le documentaire.
La tension entre l’immobilier-investissement et l’immobilier-logement est un enjeu qui couve depuis nombre d’années. Push tombe à point nommé. De plus en plus de voix s’élèvent contre la « marchandisation de l’immobilier ». Paul Kershaw est cofondateur de l’organisme à but non lucratif (OBNL) canadien Generation Squeeze. Gen Squeeze défend l’accès au logement et à la propriété pour les 20-40 ans. En 1976, un Québécois entre 25 et 34 ans mettait cinq ans à économiser la mise de fonds de 20 % nécessaire pour devenir propriétaire, selon M. Kershaw. Aujourd’hui, ce même groupe d’âge met neuf ans pour parvenir au même résultat. À Montréal, il faut compter 11 ans.
Comment en sommes-nous arrivés là ? La crise de 2008-2009 a mis sur le marché un bassin énorme de propriétés, dont les investisseurs se sont saisis pour les rénover et en tirer de juteux profits. Ajoutons des taux d’intérêt quasi nuls, qui font de l’immobilier un produit financier alléchant. Ce qui nous mène à « l’éléphant dans la pièce ». Il est facile de s’indigner contre la financiarisation de l’immobilier. Mais ces grands fonds qui achètent tout — Blackstone, par exemple, est entré en Suède en 2014, et aujourd’hui, c’est le plus important propriétaire de logements sociaux — sont financés en grande partie par les caisses de retraite. Pour offrir aux retraités les sommes promises, il faut du rendement. Or, la manne se trouve en immobilier. À travers leur caisse de retraite, les Québécois ont donc contribué, par exemple, à la hausse des baux de Stuyvesant Town, à New York. Depuis 2015, Ivanhoé Cambridge (le bras immobilier de la Caisse de dépôt et placement du Québec) est copropriétaire, avec Blackstone, de ce complexe de 11 000 logements
Un REER ou un droit ?
Le logement est-il un actif du portefeuille REER ou un droit fondamental pour tout être humain ? Pour l’héroïne de Push, la Canadienne Leilani Farha, rapporteuse auprès de l’ONU sur le logement convenable, c’est un droit. Le respect des droits de la personne relève des États. Il faut donc légiférer. C’est la solution prônée par ce documentaire. Pour remplir leurs engagements liés aux 17 Objectifs de développement durable des Nations unies, les États doivent assurer l’accès au logement à tous leurs citoyens. La Société canadienne d’hypothèques et de logement détermine qu’une résidence est accessible si vous y consacrez moins de 30 % de vos revenus avant impôts.
Pour Marie-Sophie Banville, de Dark Matter Labs, les villes doivent se doter d’une stratégie foncière. Imposer des quotas de logements sociaux, familiaux et abordables aux promoteurs privés ne suffit pas. « Les municipalités doivent devenir un acteur foncier plus important, dit-elle. Elles doivent considérer l’immobilier comme un actif et non comme une patate chaude à valoriser pour vendre au privé. » Le concept de terrain public serait aussi à revoir. « Les terrains appartenant aux sociétés d’État sont-ils publics ou pas? Aux yeux de celles-ci, ils ne le sont pas. »
Éric Michaud, coordonnateur du Comité logement Ville-Marie, évoque le rôle trop effacé de la Régie du logement. « En plus du rôle de tribunal administratif, la Régie doit veiller à la conservation du parc de logements. » Il suggère aussi une taxe « anti-flip », pour lutter contre l’achat suivi de la revente rapide de propriétés. À Singapour, toute propriété achetée après mars 2017 et revendue en moins d’un an paie des frais de 12 % du montant le plus élevé entre le prix de vente et la valeur marchande. La Chine, l’Allemagne, la Malaisie et la Nouvelle-Zélande appliquent des mesures similaires. Boston et Vancouver y réfléchissent.
On peut aussi évoquer la taxe à l’inoccupation. À Vancouver, les propriétaires de maisons laissées vacantes plus de six mois par année paient désormais une taxe commerciale et non résidentielle, car on estime qu’il s’agit d’investissements et non de résidences. En campagne électorale, le gouvernement Trudeau a évoqué une taxe de 1 % sur les propriétés n’appartenant pas à des résidents canadiens.
Mais l’équité immobilière ne se rétablira pas seulement à coups de mesures punitives. Generation Squeeze évoque des mesures incitatives, comme le dézonage, pour augmenter la densification et l’offre de logements. L’OBNL propose aussi des mesures fiscales accroissant le revenu disponible des citoyens pour augmenter l’abordabilité des logements. On pense aux frais de garde, aux frais de transport, etc.
Push s’intéresse au logement. Mais on pourrait très bien imaginer une suite qui se consacrerait aux locaux commerciaux. Combien de quartiers sont défigurés par une enfilade de locaux vacants? Chacune de ces façades abrite l’histoire d’un petit détaillant, et de sa famille, qui a vu son rêve entrepreneurial brisé par la marchandisation de l’immobilier. Cet automne, la Ville de Montréal mène sa première consultation sur les locaux vacants. C’est un dossier que nous suivrons.