Le Devoir

Le « Black Country » passera-t-il au bleu ?

L’élection britanniqu­e de jeudi pourrait se jouer dans ce fief travaillis­te

- CHRISTIAN RIOUX À DUDLEY, DANS LES MIDLANDS

À 66 ans, Jeffrey Keats s’apprête à voter conservate­ur pour la première fois de sa vie. Dans sa famille, on était travaillis­te de père en fils. Cet ancien ouvrier d’une fabrique de verre touche une pension si modeste qu’il doit faire les marchés de la région où il vend des fruits secs quatre jours par semaine. Comme la plupart des usines de ce qui fut le coeur industriel du Royaume-Uni, celle où travaillai­t Jeffrey a fermé. Aujourd’hui, elle est devenue un musée.

«Un musée, qu’est-ce que j’en ai à faire, marmonne-t-il. Ici, on faisait le plus beau cristal du pays. Regardez la rue principale. C’est une vraie misère ! » Entre le Chicken Hut qui a fermé ses portes et les innombrabl­es marchands de meubles d’occasion de High Street, les habitants de ce vieux bastion ouvrier où l’on a tourné de nombreuses scènes de la série Peaky Blinders pourraient décider du sort de Boris Johnson jeudi. Car, à Dudley comme dans les localités environnan­tes, on a voté pour le Brexit à 71 %. Et, après trois ans de tergiversa­tions au Parlement, la colère semble loin d’être retombée.

Le monde à l’envers

« Pour moi, c’est fini les travaillis­tes. Il faut faire le Brexit et passer à autre chose », dit Jeffrey. Nathalie, mère de trois enfants, n’a qu’une chose à reprocher à Boris Johnson. C’est de ne pas avoir fait le Brexit plus tôt.

Aujourd’hui, chez les conservate­urs, il n’est plus tabou de vouloir renforcer l’État, limiter l’immigratio­n, taxer Internet, investir dans la santé et même sauver une » entreprise de la faillite WILL TANNER

« Ça devrait être fait depuis longtemps ! » Difficile d’entendre un autre son de cloche dans cette circonscri­ption où le député travaillis­te, Ian Austin, ne l’avait emporté en 2017 que par 22 voix, vers 6 h 30 du matin après deux recomptage­s. Ce n’est pas un hasard si Boris Johnson a lancé sa campagne à Birmingham, à 15 km de là. Les conservate­urs ont ciblé une trentaine de circonscri­ptions où ils pourraient l’emporter. À la fin novembre, Jeremy Corbyn est passé par Dudley où il a d’ailleurs été accueilli par des hourras, mais aussi quelques huées.

Il faut dire que le député travaillis­te démissionn­aire a poussé la rébellion contre son chef jusqu’à appeler à voter… conservate­ur ! « On n’a jamais vu ça, dit le conseiller municipal conservate­ur Patrick Harley. C’est comme si le vote du Brexit avait tout chamboulé. C’est historique. Ici, on était travaillis­tes depuis toujours. Aujourd’hui, les rôles semblent renversés. »

Cette élection a en effet quelque chose de surréalist­e. Pendant que les travaillis­tes mettent leur énergie à tenter de prendre aux conservate­urs les circonscri­ptions plutôt favorisées du sud de Londres, qui ont voté Remain, les conservate­urs s’apprêterai­ent à l’emporter dans l’ancien coeur travaillis­te du pays.

Une légende raconte que c’est la reine Victoria qui, en passant en train, aurait baptisé la région Black Country à cause de la poussière de charbon et des fumées qui obscurciss­aient le ciel. Aujourd’hui, sur la route qui relie Dudley à Stourbridg­e, l’ancienne fonderie Round Oak est devenue un centre commercial. Quant au Dudley Freightlin­er Terminal, construit pas plus tard qu’en 1961 pour desservir les usines environnan­tes, il ne sert plus qu’à promener les chiens et à observer les oiseaux.

«On est peut-être le Black Country, mais ici ça se décline plutôt en gris », ironise Martin Smith, directeur de l’informatio­n du quotidien local, Dudley News. Les Midlands concentren­t quelques-unes des plus importante­s poches de pauvreté du pays, explique-t-il. Les quatre centresvil­les de la grande région de Dudley sont parmi les plus pauvres du pays. À Birmingham, le taux de criminalit­é a doublé en dix ans. Les transports publics sont parmi les plus mal en point du pays.

Même si les enjeux sont toujours divers, le Brexit reste le sujet numéro un de cette élection, dit Smith. « Les gens sont terribleme­nt frustrés. Ils ont voté pour le Brexit et rien ne s’est passé. Trois ans de cafouillis ! Et les travaillis­tes, qui n’avaient rien vu venir, proposent d’en remettre une couche avec une nouvelle négociatio­n et un autre référendum. Ici, les gens sont toujours convaincus qu’ils ont fait le bon choix. C’est dans leur nature, ils pensent que, quand on a pris une décision, il faut l’appliquer. »

Corbyn « pas facile à vendre »

La vieille tradition ouvrière qui a fondé les trade-unions semble y perdre son latin. Maintenant que les deux partis proposent d’investir massivemen­t dans la santé et d’en finir avec l’austérité, la confusion est à son comble. « Il faut dire que Corbyn n’est pas facile à vendre, même auprès des syndicalis­tes, dit Martin Smith. Les jeunes gauchistes de Momentum, le mouvement qui soutient Corbyn, n’ont pas beaucoup d’atomes crochus avec les vieux syndicalis­tes de la région. » Ajoutant au désarroi des travaillis­tes, le député Labour de la circonscri­ption voisine de West Bromwich East, Tom Watson, a lui aussi claqué la porte début novembre.

Alors qu’à la surprise générale ce ne fut pas vraiment le cas en 2017 avec Theresa May, cette élection s’annonce clairement comme une élection sur le Brexit, estiment de nombreux observateu­rs. Ce n’est pas un hasard si le programme conservate­ur d’investisse­ment massif dans les services publics cible directemen­t les milieux populaires qui ont voté Leave, écrit l’ancien conseiller de Theresa May devenu chroniqueu­r, le « Red Tory » Nick Timothy.

«Le Brexit a fait exploser les électorats », dit son ancien collègue Will Tanner, qui a fondé le think tank Onwards dont les bureaux dominent la Tamise à deux pas du parlement. À 31 ans, ce jeune apparatchi­k qui a grandi dans une famille de la classe moyenne à Gloucester veut croire que l’ère Thatcher est terminée. « Le Brexit nous a forcés à nous intéresser à des milieux qui ne nous étaient pas familiers, dit-il. Aujourd’hui, chez les conservate­urs, il n’est plus tabou de vouloir renforcer l’État, limiter l’immigratio­n, taxer Internet, investir dans la santé et même sauver une entreprise de la faillite. » À gauche, cette conversion en laisse plusieurs de glace. En 2017, Theresa May n’avait guère convaincu de sa sincérité. On saura jeudi si Boris Johnson y parviendra. «Avec un électorat aussi volatil, reconnaît Will Tanner, rien n’est jamais assuré. »

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HANNAH MCKAY ASSOCIATED PRESS Boris Johnson, tenant une écharpe avec le slogan «Get Brexit Done».

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