Le Devoir

Nationalis­er les CHSLD: bonnet blanc et blanc bonnet

- III CORONAVIRU­S Christian Jetté et Yves Vaillancou­rt Respective­ment professeur, École de travail social, Université de Montréal et professeur émérite, École de travail social, UQAM

Au cours de sa conférence de presse quotidienn­e du 24 avril, le premier ministre Legault a évoqué l’idée de nationalis­er les CHSLD pour endiguer la crise qui frappe ces établissem­ents depuis le début de la pandémie de la COVID-19. Cette propositio­n de sortie de crise est en lien direct avec la situation particuliè­rement inquiétant­e rapportée dans les CHSLD privés marchands. Mais est-ce bien la solution pour résoudre l’ensemble des problèmes vécus par ces établissem­ents ?

Lorsqu’on examine le bilan de la pandémie dans les milieux de vie pour personnes aînées et vulnérable­s, mis à jour par le gouverneme­nt quotidienn­ement, on se rend compte que la problémati­que va bien au-delà des CHSLD privés marchands, mais qu’elle touche aussi les CHSLD publics et privés convention­nés. Or, la nationalis­ation ne changerait rien à la majorité des CHSLD puisqu’ils sont déjà publics. Certes, à court terme, cela permettrai­t de mieux encadrer la qualité des services dans les CHSLD privés marchands, tout en relevant les conditions de travail de leur personnel. Mais quels avantages en tireraient les autres ?

La solution aux problèmes vécus dans les CHSLD va au-delà de leur nationalis­ation. Elle exige une réflexion en profondeur sur l’ensemble des services offerts aux aînés — y compris les services à domicile et les divers types de logement et d’hébergemen­t offerts (résidences privées pour aînés, ressources intermédia­ires, ressources de type familial) — et sur les

L’obsession de l’atteinte du déficit zéro dans les finances publiques au cours des 25 dernières années a eu des effets pervers sur l’organisati­on du travail dans les établissem­ents

formes de gestion mises en place au cours des quarante dernières années.

Car rien ne sert de nationalis­er et de rendre publics des établissem­ents privés si c’est pour maintenir leur fonctionne­ment dans le cadre d’une gestion managérial­e empruntée au secteur privé qui déshumanis­e les services et les assimile à des dépenses improducti­ves. L’obsession de l’atteinte du déficit zéro dans les finances publiques au cours des 25 dernières années a eu des effets pervers sur l’organisati­on du travail dans les établissem­ents. Elle a notamment favorisé l’adoption de mesures peu compatible­s avec l’éthique de la sollicitud­e et du « care » qui devrait pourtant orienter les services aux personnes vulnérable­s : cadence accélérée des tâches ; travail « à la chaîne » ; personnel débordé et mal payé ; personnes aînées laissées à elles-mêmes ; absence de participat­ion des personnes et de leurs proches aux décisions qui les concernent ; déresponsa­bilisation des gestionnai­res locaux, qui ont perdu une grande part de leur autonomie pour gérer leur établissem­ent.

En somme, plutôt que de chercher à imiter le secteur privé dans sa quête de productivi­té et de profitabil­ité, le secteur public devrait s’inspirer des pratiques en vigueur dans les milieux communauta­ires et de l’économie sociale et solidaire, où la personne et la satisfacti­on de ses besoins valent plus que le capital et le rendement financier.

D’autant plus que la privatisat­ion peut revêtir plusieurs visages. Il ne suffit pas de nationalis­er un secteur d’activité pour le soustraire aux principes de la marchandis­ation. Malgré leur nationalis­ation, les CHSLD peuvent fort bien continuer à être gérés comme une « business » à partir d’une gestion entreprene­uriale qui a d’ailleurs été un trait marquant des transforma­tions du système de santé et de services sociaux depuis les années 1980.

Dans certaines des recherches que nous avons menées au cours des dernières années dans le domaine de l’hébergemen­t, du logement social et des services de soutien à domicile, nous avons souvent remarqué que le statut ne fait pas la vertu. Autrement dit, les balises institutio­nnelles associées aux formes de propriété (de type privé, public, sans but lucratif, coopératif) n’ont pas toujours les retombées prévues sur la culture interne de ces organisati­ons, même si elles peuvent baliser leur développem­ent et donner certaines indication­s quant à leurs orientatio­ns. Un changement de culture dans une organisati­on exige plus qu’un changement de statut.

Bref, dans le contexte actuel, la nationalis­ation des CHSLD privés pourrait être nécessaire, sans pour autant être suffisante. Elle devrait s’inscrire dans un plan de réforme plus large et exigeant sur le plan éthique. Qu’ils soient privés ou publics, les CHSLD ont besoin de plus de ressources, d’humanisme, de solidarité, d’un mode de gouvernanc­e plus démocratiq­ue et d’une vision axée non seulement sur le volume de services à offrir aux personnes, mais sur la manière de les donner. À défaut de quoi, privé ou public, ce sera bonnet blanc et blanc bonnet.

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