Une question d’instinct
Un célèbre psychologue américain, William Moulton Marston, a écrit : « Une décision parfaite est une décision qui ne se prend jamais. Au lieu de chercher le choix parfait, faites un choix basé sur vos meilleures informations, vos instincts, et allez de l’avant. » Comme tous les décideurs, c’est ce que le premier ministre Legault a dû faire. Il a consulté les experts en santé publique, qui ne s’entendent pas sur l’immunité collective, même s’il a bien tenté de minimiser les divergences de vues sur cette question entre Québec et Ottawa, puis il a écouté son instinct.
De la fondation d’Air Transat à nos jours, on peut dire que François Legault a été généralement bien servi par son instinct. Sa décision de quitter le PQ et de fonder un nouveau parti était un coup de dés qui aurait très bien pu finir en queue de poisson. On peut ne pas approuver toutes les décisions qu’il a prises depuis qu’il est premier ministre, mais il faut reconnaître qu’au total, il a agréablement surpris.
Il lui est cependant arrivé de dire, de faire ou d’approuver des choses qu’il a regrettées par la suite et dont il s’est excusé avant de les corriger, notamment en matière d’immigration. Cette fois-ci, il n’a cependant pas droit à l’erreur. Si le déconfinement tourne mal et donne un nouvel élan à la pandémie, on ne le lui pardonnera pas. Lui-même ne se le pardonnera pas. Ce sera sans doute la décision plus lourde de conséquences de toute sa carrière, passée et à venir.
Il est tout de même curieux qu’après avoir plaidé pendant des jours la nécessité de favoriser le développement d’une immunité collective pour empêcher une deuxième vague, prenant à témoin le Dr Horacio Arruda, qui lui donnait la bénédiction de la science, il nous affirme que cela n’aurait plus rien à voir avec sa décision de rouvrir progressivement les garderies et les écoles primaires.
Tout le monde reconnaît que plus vite l’économie reprendra, ce qui nécessite la réouverture des écoles pour libérer la main-d’oeuvre, plus les pots cassés seront faciles à recoller, même si certains dommages seront irréparables. Les pressions exercées sur M. Legault pour qu’il donne le feu vert ont assurément été très fortes, mais il assure l’avoir fait uniquement pour des raisons de nature sociale. La hâte de retourner à une vie plus normale est telle qu’on ne demande qu’à le croire, mais on ne peut s’empêcher de constater que l’Ontario, qui est officiellement beaucoup moins touché par le virus que le Québec, attendra à la fin de mai.
Les cinq raisons que le premier ministre a données pour justifier sa décision sont tout à fait valables. Il est vrai que le risque pour la santé des enfants est moindre et que ceux qui souffrent de troubles d’apprentissage, soit près du quart des élèves à l’école publique, ont tout intérêt à retourner à l’école le plus rapidement possible, même si cela demeurera à la discrétion des parents, mais qu’en est-il des nombreux élèves du secondaire qui souffrent aussi de difficultés d’apprentissage ?
À aucun moment dans son point de presse, M. Legault n’a établi un lien entre cette réouverture et les besoins des entreprises qui s’apprêtent à reprendre leurs activités. Si les écoles primaires et les garderies rouvrent, alors que les écoles secondaires resteront fermées jusqu’en septembre, on peut penser que c’est aussi pour permettre aux parents de jeunes enfants de retourner au travail, étant donné que les plus âgés peuvent être laissés seuls à la maison.
Depuis une bonne semaine, le premier ministre s’est employé à imprimer dans les esprits l’image de « deux mondes » parallèles: celui des CHSLD, où la situation demeure critique, même si la pénurie de personnel est en voie de se résorber, et le reste du Québec, où elle est « sous contrôle », bien que la grande région de Montréal requière une surveillance plus étroite et doive patienter une semaine de plus. Puisque les choses vont bien, comment pourrait-il justifier de retarder un retour à la normale, n’est-ce pas ?
Le déconfinement a beau se vouloir « prudent » et graduel, les inconnues demeurent nombreuses. Certains enfants, sans parler des enseignants et des éducatrices en garderie, risquent de contracter le virus et de contaminer leurs parents, de même que leurs frères et soeurs. Imposer une distance de deux mètres à des enfants relève de la pensée magique.
Malgré les précautions, la possibilité d’une recrudescence de la contagion ne peut être exclue. Si c’est le cas, il sera toujours temps de revenir en arrière, a dit le Dr Arruda. La difficulté de remettre la pâte dentifrice dans le tube est cependant bien connue. On ne peut pas ouvrir ou fermer toute une société simplement en appuyant sur un interrupteur. Face à cette incertitude, prions le ciel que l’instinct de M. Legault ne le trompe pas.