Le Devoir

Un amoureux, un ado, un chat, un piano et un tango de l’ennui, la chronique de Josée Blanchette

Un amoureux, un ado, un chat, un piano et un tango de l’ennui

- JOSÉE BLANCHETTE cherejoblo@ledevoir.com Instagram : josee.blanchette

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L’ado apprend Imagine au piano, l’amoureux français gratte le Tango de

l’ennui à la guitare et me chante

Anastasie, l’ennui m’anesthésie. J’enfourne les miches de pain au four en me disant que la domesticit­é, ça vous occupe les deux mains aussi.

Heureuseme­nt, pas d’orage à l’horizon, tout baigne, on navigue à vue et on sent encore la bravoure avec quelques percées de découragem­ent. Ça devrait bien aller, mais, eh, nous n’en sommes pas à un mensonge près. Ça ira où ?

— On va recommence­r l’école quand, maman ?

— On le sait pas vraiment. Ils disent en septembre. Ils peuvent reculer n’importe quand. Ça va dépendre des morts. La vice-première ministre a remercié les ados officielle­ment cette semaine pour leurs efforts.

— Oui, mais les écoles primaires rouvrent le 11 mai.

— Tu devrais peut-être y retourner, réviser tes tables de multiplica­tion, les accords de verbe ? C’est jamais mauvais, tu sais.

— Hahaha. Y a Internet. Pas besoin. — Ouin. D’ailleurs, j’ai deux mots à vous dire à tous les deux. Lâchez vos maudits écrans. Vous sauverez pas le monde comme ça. On a besoin d’hommes vaillants. Des Vikings pour travailler aux champs !

— Mais JE télétravai­lle, MOA.

— Et MOA aussi, je fais l’école à distance !

Je retourne sortir les pains du four. J’évite le gluten. J’évite les chicanes. J’évite l’avenir. Je sauve mes miches.

L’avenir est fait de passé qui radote

— Tu sais ce que j’ai remarqué, maman ? L’avenir crée de l’anxiété et le passé nous rend nostalgiqu­es. Finalement, on n’est jamais dans le moment présent.

— C’est le principe du « ici maintenant ». Y a tout un courant philosophi­que qui en traite, tu sais ? Le bouddhisme, mais aussi quelques vieux hippies qui en fumaient du bon en lisant Carlos Castaneda.

— Ah, le livre sur ta table de chevet ? Je l’ai vu. Moi, des fois, avant de m’endormir, je loope.

— Tu « loopes » ?

— Je me pose des questions, genre, est-ce qu’on se rappelle de notre vie après la mort ?

— Je le sais pas, j’ai oublié… –– Hahaha ! Moi, je me dis une chose en tout cas. C’est nous, le virus. La COVID, C’EST le vaccin !

— Le biologiste Boucar Diouf a amené ça autrement dimanche soir à TLMP : « La planète nous envoie un message. » — Je l’aime, lui. Tu as vu ma story sur Instagram ? Tiens !

« People buy stuff they don’t need with money they don’t have to impress people they don’t like. »

— Tu as tout compris. Et c’est précisémen­t pour cela que le gouverneme­nt relance l’économie.

J’ai rendez-vous avec vous

— Du coup, on célèbre quoi, ma chérie ?

— Mon roman d’amour ! J’ai terminé au-jour-d’hui. Je l’ai envoyé à l’éditrice. — Oh ! À notre histoire, alors. Putain ! 16 mois, c’est un record !

— Parle pour toi ! J’ai vécu 25 années en couple durant ma vie, deux divorces aussi, mais c’est la première fois que je « confine » avec un homme. De l’inédit.

— À l’imprévu, alors. On ne sait pas où on va, mais on y va…

— Personne n’aurait pu prédire ça. C’est ce qu’Esther Perel, la grande gourou de l’amour, affirme : les désastres agissent comme des accélérate­urs, les gens ont une conscience aiguë de leur mortalité, ils se quittent soudaineme­nt, des amoureux se mettent à vivre ensemble, des bébés imprévus vont naître. On vit main-te-nant. Pis on ne sait rien.

— J’adore nos rendez-vous galants, même confinés.

— C’est exactement ce qu’Esther dit de faire. Et nous l’avons fait d’instinct dès le début. On s’habille, on se met sur notre 36 et on se date, comme avant. On ne peut pas passer notre vie en mou.

Jeux de société

— Tu veux jouer à Catan avec nous, Hugo ? Ça nous prend trois joueurs. — Un jeu de société ? ! Ben pourquoi ? Y a encore de l’électricit­é !

— OK, c’est la plus vieille qui commence. C’est dans les règlements. — C’est le seul règlement dont tu te souviens, bien sûr.

— Maman ! Tu fais n’importe quoi. — C’est vous qui trichez ! Je vais mettre un cat pic sur Insta. Tant pis pour vous.

— Qu’est-ce que t’as écrit ? « #catwisdom »! Oh my God ! J’ai une mère hashtag. J’ai honte !

Jojo en gris

— J’ai des cheveux gris qui poussent. — Ma mère est cool ! Tu es #greyhairmo­vement.

— Le monde entier fait une fixation capillaire, à part Billie Eilish.

— C’est chill. Ça te donne un look « spirituel ». Ça va avec toi, maman, l’ayahuasca pis tes cartes de tarot.

Inondation­s passagères

— Tu pleures, ma chérie ?

— Ben oui. Les lecteurs m’écrivent leur désarroi. En plus, ils veulent des accusés de réception.

— Ils exagèrent, non ?…

— Ils ont besoin d’une oreille. J’en ai que deux. C’est l’effet cumulatif. Je n’y arrive plus. C’est parti en sucette, comme dit Isa.

— Viens là. Je vais consoler tes lecteurs.

Mouroir mouroir, dis-moi qui est la plus vieille ?

— Mamie vient de m’écrire ! Y a un cas de COVID dans sa résidence. — On va la revoir quand ?

— Je le sais pas… Franck a perdu sa mère de 96 ans y’a trois semaines dans sa résidence.

— Hein ? Elle est morte ? Il doit être triste ! Il s’en occupait tellement.

— Il me dit qu’il est chanceux de l’avoir côtoyée. Il a bien profité de sa présence. Franck est exemplaire, c’est un vrai sage. Il a lâché prise. C’est la seule façon de faire ça. On contrôle rien.

Amours pixels

— Maman ! On va présenter un Power Point à la mère de ma blonde. On veut vivre ensemble pendant la pandémie. Si ça dure un an, on va virer fous. — Un Power Point ? Y a quoi dedans ? — Ben, on dit qu’on est prêts à aller passer un test de dépistage. Pis que je vais l’aider avec ses maths et la vaisselle. Pis elle demande ça comme cadeau de fête de 15 ans.

— Tu vas faire quoi pour son anniversai­re ?

— Aller lui chanter Bonne fête sous son balcon.

— Vous êtes les Roméo et Juliette de la COVID. Ils avaient votre âge, d’ailleurs. J’ai même vu leur balcon à Vérone.

— Ah oui ? Ils avaient une pandémie eux aussi ?

— Oui et non. Deux familles qui se détestaien­t et les empêchaien­t de s’aimer, et il y avait aussi une épidémie de peste. L’amour a toujours aimé les obstacles.

Darwin Awards (avec l’accent français)

— J’ai acheté un gallon de gel hydroalcoo­lique, mon Viking ! 69 $ en solde ! — Du gel pour les mains ou pour les injections ?

— Hahaha. Je l’ai pris à la pharmacie. Je suis certaine qu’ils vont avoir des cas d’intoxicati­on.

— Tu sais ce que disent les Darwine Awardze ? On ne devrait pas dissuader les personnes qui veulent en faire l’essai. Ce serait aller contre les lois de la sélection naturelle.

La morale de ce tango, tout à fait utopique, c’est que c’est pas interdit de rêver. C’est que si tous les prolos, au lieu d’aller pointer, décidaient un jour de s’arrêter.

TANGO DE L’ENNUI, FRANÇOIS BÉRANGER

On n’a pas nécessaire­ment les réponses qu’on aimerait avoir DR HORACIO ARRUDA

 ?? JACQUES NADEAU LE DEVOIR ?? « Dis, ma chérie ? Tu penses que ça se terminera quand les arcs-en-ciel ? » – Je le sais pas…
JACQUES NADEAU LE DEVOIR « Dis, ma chérie ? Tu penses que ça se terminera quand les arcs-en-ciel ? » – Je le sais pas…
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