Les enclaves
François Legault en a finalement parlé jeudi dans son point de presse : la situation à Montréal-Nord est préoccupante, la Santé publique est sur le terrain, on a commencé à faire des tests, qui augmenteront dans les jours à venir. Il s’agit désormais du secteur le plus touché à Montréal, et donc du secteur le plus touché au Québec. « Comme une sous-région » qui subit l’infection plus qu’ailleurs, disait François Legault.
La situation à Montréal-Nord a été analysée sur toutes les tribunes cette semaine. Ce n’est cependant pas le fruit d’un souci spontané pour cette communauté à risque : il a fallu que des citoyens haussent le ton. Lundi, un collectif d’intervenants communautaires et de résidents de Montréal-Nord publiait une lettre ouverte, reprise mercredi dans ces pages, dans laquelle on disait craindre le pire pour le quartier, à la veille du déconfinement. Le nombre de cas augmente, il n’y a toujours pas de corridors sanitaires, pas assez de matériel de protection ni de ressources offertes aux citoyens pour prendre les précautions nécessaires, tout cela dans l’un des quartiers les plus densément peuplés au Canada — rien de moins.
C’est aussi le collectif qui a exigé, de concert avec la députée libérale de Bourassa-Sauvé, Paule Robitaille, la mise en place d’une clinique de dépistage, projet qu’on a confirmé jeudi. Car si l’on parle souvent des déserts alimentaires sur l’île de Montréal, on parle moins des « déserts médicaux », qui posent actuellement un sérieux problème : pour beaucoup de citoyens de MontréalNord, il faut prendre un, voire deux autobus pour avoir accès à une clinique médicale.
Il y a quelques semaines, lorsqu’on a « mis le Québec sur pause » (une expression drôlement inappropriée, étant donné que cette « pause » s’est traduite pour beaucoup par une intensification du travail, de l’angoisse et de la précarité), Montréal-Nord était au bas de la liste du nombre d’infections. Les quartiers les plus pauvres semblaient en effet étrangement épargnés, mais il ne s’agissait que d’une question de temps, car même lorsque le Québec est sur « pause », la société dépend du travail acharné (et réalisé dans des conditions dangereuses) des employés des services essentiels, des bas salariés pour la plupart, qui se concentrent, sans surprise, dans les quartiers aujourd’hui les plus infectés. C’est une évidence à Montréal-Nord : les gens sont tombés malades plus tard et ils sont plus jeunes. 23 % des cas sont liés à des travailleurs de la santé, et on voit aussi des éclosions dans d’autres milieux de travail, notamment dans le secteur de la transformation alimentaire, où travaillent beaucoup de résidents de Montréal-Nord. Les employés rapportent la maladie chez eux et l’infection se propage.
Le Québec a semblé « découvrir » cette semaine ce lien pourtant évident entre précarité, exclusion sociale, densité de population et santé. Mais à Montréal-Nord, personne ne s’étonne que les choses se soient passées ainsi. On savait très bien que la situation serait vécue très difficilement, et que le quartier serait laissé en plan lorsqu’on planifierait le déconfinement. On a l’habitude d’être laissé pour compte, de devoir insister pour se faire entendre.
Wissam Mansour, citoyenne de Montréal-Nord et signataire de la lettre ouverte publiée lundi, me faisait remarquer ceci : « C’est comme si Montréal-Nord ne faisait pas partie de Montréal ou du Québec. On parle déjà de plan pour envisager « autrement » les festivités estivales, alors qu’ici, on n’a pas atteint le sommet de courbe. » Comme si, en effet, on faisait des plans sans tenir compte de la réalité des quartiers vulnérables, ces « sous-régions », comme dit François Legault, envisagées à part, comme si elles ne faisaient pas partie de la même société ; qu’il était au fond inéluctable que la situation y soit pire qu’ailleurs.
Le Québec a semblé « découvrir » cette semaine ce lien pourtant évident entre précarité, exclusion sociale, densité de population et santé. Mais à Montréal-Nord, personne ne s’étonne que les choses se soient passées ainsi.
Même histoire pour la réouverture des écoles. A-t-on pensé aux conditions dans lesquelles il faudra enseigner aux enfants, dans les quartiers où les parents n’ont pas d’autre choix que de les envoyer à l’école parce qu’ils doivent travailler ? On base les scénarios de retour sur une fréquentation de 50 %. Mais comme me le faisait remarquer Chantal Poulin, qui enseigne dans une école primaire de Montréal-Nord, les parents lui écrivent, et il est évident que plus de la moitié devra envoyer leurs enfants en classe. Et soyons sérieux : on sait dans quel état sont les écoles publiques de Montréal. Avec quels moyens espère-t-on que les enseignantes encaissent cette pression supplémentaire ? « On dit vouloir agir pour le bien des enfants vulnérables, dit Chantal Poulin, mais depuis quand on s’en soucie ? »
C’est un peu comme avec les CHSLD : quiconque a porté attention à ce que disent depuis des années les travailleuses de la santé pouvait deviner qu’une pandémie aurait des effets dévastateurs sur le réseau et son personnel. Les CHSLD, Montréal-Nord et bientôt, sans doute, les écoles publiques : tout cela est l’incarnation d’une négligence de longue date, qui crée des enclaves où la dignité humaine est moins importante, où la souffrance est invisible. On compartimente les choses, on érige des murs jusqu’à ne plus voir ce qui se cache derrière, pour ensuite répéter en se croyant presque que oui, oui, « ça va bien aller. »