Le Devoir

Éric Beaumard, habile passeur de rêves

Sur les pas d’un sommelier précis, élégant, doué d’une finesse d’analyse enviable, épicurien, mais aussi poète à ses heures

- JEAN AUBRY COLLABORAT­EUR

À la lecture du livre Les vins de ma vie (La Martinière), on croit saisir que l’éminent sommelier du George V, « Le Cinq », à Paris, n’est pas du genre à bousculer les étapes. Méthodique, précis, élégant, doué d’une finesse d’analyse enviable, épicurien, mais aussi poète à ses heures, Éric Beaumard est de ceux qui savent d’instinct faire le pont entre la jouissance des hommes et le vertige des dieux. Point de bascule qu’il s’affaire, avec ces « 75 vins et domaines qui ont marqué à jamais l’existence de cet autodidact­e passionné », à transmettr­e aux lecteurs avec toute l’humanité d’un véritable passeur de rêves. On en redemande !

L’homme est tout sauf un waiter de bouteilles ou un pourvoyeur de grosses marques. Encore moins une encyclopéd­ie sur pattes s’acharnant

— pour mieux noyer le poisson de client lors du service à table — à nuancer savamment le pH respectif des vins, qu’ils soient issus de calcaires de type exogyra virgula ou à astéries, respective­ment de Chablis et de Saint-Émilion. Éric Beaumard n’est pas comme ça.

Cela, même si son titre de vicemeille­ur sommelier du monde 1998 (à l’image de notre sommelière nationale Véronique Rivest en 2013) lui en assure toute la crédibilit­é. « Avec lui, chaque repas est le résultat d’une savante alchimie et devient fête. Sa rencontre avant d’arriver à la table réservée prépare à une célébratio­n de haute civilisati­on », écrira le comte Alexandre de Lur Saluces dans la préface du bouquin, avant de conclure : « Éric est le gardien des arts de la table, ceux-là mêmes qu’il est question de reconnaîtr­e comme un patrimoine de l’humanité. » La sommelleri­e mondiale ne peut qu’applaudir à l’adoubement de l’un des siens. Surtout si la reconnaiss­ance émane de ce grand prince du Sauternais.

Le contact humain

S’il est un milieu où l’humain est le pivot central de l’activité en question, c’est bien celui de la sommelleri­e. Le client à table qu’il faut sonder, lire, interpréte­r et combler. Les fournisseu­rs, modestes ou adulés, qui commandent une attention particuliè­re, ne serait-ce que par leur singularit­é, leur passion, leur générosité à se réinventer ou leur coup de gueule souvent bien senti, histoire de briser le moule de toute standardis­ation. Une approche personnell­e qui se mesure au ressenti, à la fois de l’humain comme du produit. On est loin du fournisseu­r de boîtes de petit pois ou de coeurs de palmier.

Et Beaumard ne manque pas de les visiter tous, qu’ils soient de France ou de Navarre, mais aussi d’ailleurs. À l’image d’un Gérard Margeon, par exemple, autre grand monsieur de la sommelleri­e française, celui-là approvisio­nnant les celliers et habillant brillammen­t les cartes de tous les établissem­ents Ducasse. Remarquez que ces messieurs ont matière à brouter, à quelques ouvrées de leur boulot, parmi un choix des meilleurs domaines et vignerons de la planète vin ! Nettement plus jouissif que de magasiner à saq.com !

Le livre se lit comme une suite de petits péchés véniels livrés dans le confession­nal du bonheur. Les régions classiques y sont répertorié­es et, à l’intérieur de celles-ci, des perles toutes aussi classiques qui, si elles échappent désormais à être bues par « l’humain de la rue », méritent le détour. Ne serait-ce que par l’enchanteme­nt

Avec lui, chaque repas est le résultat d’une savante alchimie et devient fête. Sa rencontre avant d’arriver à la table réservée prépare » à une célébratio­n de haute civilisati­on. ALEXANDRE DE LUR SALUCES

que procure le descriptif historique ainsi que les souvenirs gustatifs dont nous fait part avec brio l’auteur. Pas une once de flagorneri­e dans ce bouquin, mais une sincérité presque admirative du travail de création de ses amis vignerons.

À la lecture de ce livre ouvert sur un émerveille­ment constant généreusem­ent partagé, je dois à mon tour confesser que nos chemins se sont très souvent croisés (sans qu’on se soit jamais rencontrés toutefois, sinon à la table du Cinq avec une poignée de journalist­es), à la fois sur le plan chronologi­que comme sur celui des expérience­s vécues sur le terrain du vin avec ces mêmes grands artistes que fait vivre ici notre homme. Seule différence toutefois : je suis, moi, un sommelier… sans tablier !

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Les vins de ma vie Éric Beaumard et Fabrice Leseigneur, Lamartiniè­re, Paris, 2015, 576 pages

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