Retaper l’Antiquité
Pourquoi des auteurs décident-ils de réécrire des textes canoniques de la littérature antique ?
« L’histoire qui est racontée dans l’Iliade, c’est quelques jours à la fin de dix ans. C’est tentant de raconter le reste, de patcher les trous », lance en riant Georges Desmeules, qui s’abandonnait récemment à cette tentation entre les pages de Naissance d’Homère, une réécriture romanesque de l’épopée grecque antique mettant en scène Mérios, un des cinquante fils du roi Priam. Vous cherchez en vain Mérios dans votre vieil exemplaire de poche de l’Iliade ? Normal. « Priam est censé avoir cinquante fils, mais ils ne sont pas tous nommés dans l’Iliade », explique l’auteur. Pourquoi ne pas en inventer un de toutes pièces ? Réécrire, après tout, implique une part de création.
Pour le professeur de littérature et spécialiste de la mythocritique, le plaisir d’une telle entreprise littéraire, que l’on pourrait presque qualifier de
fan fiction homérique, tenait beaucoup à la spéculation à laquelle il lui permettait de se livrer sur l’origine de l’Iliade. Si la guerre de Troie est généralement tenue pour un fait historique, ses motifs et ses circonstances sont encore sujets à débat, tout comme la relation d’Homère aux événements, dont il se serait inspiré 400 ans après qu’ils furent survenus, pensent nombre d’exégètes, alors que d’autres, moins nombreux, postulent qu’Homère en a été spectateur.
Chez Georges Desmeules, c’est donc Mérios qui sera le premier témoin de la guerre de Troie à la raconter, une thèse « tout à fait fictive » permettant au romancier d’élaborer en filigrane une réflexion sur l’acte d’écrire, une condition sine qua non de la survie de son pauvre héros analphabète. Impossible pour Mérios de dire non au roi de Sparte, Ménélas, qui le charge de tenir la chronique de ses exploits.
« Ce sont des histoires qui résonnent à toutes les époques parce que ce qu’elles disent, dans le fond, c’est que vivre, c’est constamment se poser la question de la finalité de l’existence. Et c’est quoi vivre, sinon raconter ? Les premières histoires qu’on a conservées de l’Antiquité posent des questions essentielles : comment raconter l’irracontable ? Comment raconter l’horreur, la disparition de l’autre, la mort, l’amour ? » Des questions auxquelles nous n’avons pas exactement fini de répondre.
Salutaire mise à jour
C’est à la demande de la directrice générale du TNM, Lorraine Pintal, que Fanny Britt et Alexia Bürger se plongent dans Lysistrata d’Aristophane. Le projet d’une simple adaptation se change rapidement en (salutaire) chantier de mise à jour. Alors que le personnage d’origine répand le projet d’une grève du sexe afin de stopper une guerre entre Athènes et Sparte (« Pour arrêter la guerre, refusezvous à vos maris »), la Lysis imaginée par le duo devient une sorte d’infiltratrice. Un pied du côté de la militance féministe, l’autre du côté du pouvoir — Lysis travaille pour une compagnie pharmaceutique refusant de révéler les effets délétères d’un traitement pour la fertilité qu’il met en marché.
Pourquoi avoir autant transformé la partition d’origine ? D’abord parce que le ressort dramaturgique d’une grève du sexe apparaissait beaucoup moins porteur, dans la mesure où cette grève suppose « une privation des deux côtés », souligne Alexia Bürger. « Pour arrêter une machine comme le capitalisme, une machine qui broie les femmes, mais qui a besoin d’elles pour être alimentée, c’est le fait d’engendrer la vie qui devient le pouvoir ultime. » La grève du sexe se transforme ainsi en grève de l’enfantement, une variation renouvelant la charge politique du texte.
Aux « réactions viscérales sur les angles morts de la pièce d’origine », Fanny Britt et Alexia Bürger auront répondu en inscrivant leur relecture dans une conception beaucoup moins essentialiste des rôles genrés que celle d’Aristophane. « Le fait de twister la prémisse fait en sorte que c’est moins une dénonciation des hommes par les femmes, qu’une dénonciation du système par ses marges, des dirigeants par les dirigés, observe Fanny Britt. Une dénonciation de la masculinité érigée en système. »
C’est à la fois afin d’offrir un éclairage ancien à l’actualité et pour s’extraire à une forme de présentisme qui étouffe la pensée qu’Olivier Kemeid a souvent été attiré par des pièces ayant traversé les âges. « C’est le dialogue entre passé et présent qui m’intéresse », rappelle le dramaturge,
Faut-il absolument lire les grands textes de l’Antiquité ? Selon Olivier Kemeid, l’essentiel est de savoir les interroger — critiquer leur misogynie, par exemple — sans les idolâtrer, « parce que trop d’idolâtrie finit par tuer l’oeuvre ».
« Je ne sais pas si c’est important de lire tous les classiques, et je pense qu’il faut parfois lire des livres qu’on n’aime pas — les lectures obligatoires, ça a une importance —, mais ce qui est important, c’est de lire de bonnes oeuvres, des oeuvres intelligentes, indique pour sa part Fanny Britt. L’important, c’est de lire des oeuvres remplies de secrets sur l’époque à laquelle elles ont été écrites. »
Un texte canonique peut aussi devenir le masque derrière lequel un auteur fait mine de se cacher, pour mieux se révéler. « Quand je parle à travers ces personnages, je pense mieux, je pense plus vrai, que lorsque je parle de moi, confie Georges Desmeules. Dans l’écriture, ce qui m’intéresse, ce n’est pas l’identité, mais l’altérité : parler de l’autre. Il n’y a rien pour retrouver cette altérité comme de retourner à ces oeuvres, qui sont notre enracinement dans la culture. » Connaître ses classiques, c’est un peu, déjà, connaître l’autre.
Lire ou pas ses classiques ?
qui signait en 2019 sa version « crise des migrants » de l’Énéide de Virgile. Derrière la figure d’Énée se profilait soudainement celle de n’importe quel parent ayant dû fuir la Syrie.
« Ce n’est pas de rester prisonnier de l’Antiquité qui m’intéresse. Ce qui m’intéresse, c’est de revenir dans mon temps à moi, outillé, armé de ce que je suis allé y puiser. L’idée est plutôt de me dégager du poids d’une certaine actualité qui finit par nous faire perdre une vue d’ensemble. »
Même s’il dit se méfier de ceux qui prétendent que rien ne change jamais (« Le jeu des comparaisons entre passé et présent a ses limites »), Olivier Kemeid parvient à tirer « un rassurant esprit de résilience » de ces oeuvres lui rappelant que l’humanité a déjà été soumise aux mêmes angoisses que celles qui chargent actuellement l’air ambiant.