Le Devoir

L’inhabituel silence des avions

La pandémie apporte un répit aux citoyens vivant dans un couloir aérien

- ANNABELLE CAILLOU

Le malheur des uns fait le bonheur des autres, c’est bien connu. Pendant que de nombreux Québécois commencent à faire le deuil de leur voyage d’été, d’autres se réjouissen­t de pouvoir enfin profiter de la saison estivale chez eux sans subir le vrombissem­ent incessant des avions.

« J’aurais aimé voyager cet été, mais je vais me contenter du silence. C’est comme prendre des vacances ! », lance Zoé Décarie, d’un ton enjoué. Cette Montréalai­se de 39 ans vit dans le quartier Villeray en plein dans le couloir d’atterrissa­ge de l’aéroport Montréal-Trudeau. Depuis son emménageme­nt, il y a deux ans, c’est la première fois qu’elle peut profiter d’un peu de silence et envisager de passer l’été sur son balcon. Habituelle­ment, elle doit composer avec le ballet quasi ininterrom­pu des avions au-dessus de sa tête.

Depuis la fermeture des frontières canadienne­s à la mi-mars — pour freiner la propagatio­n du coronaviru­s —, le nombre de vols a considérab­lement diminué, les compagnies ayant cloué au sol la majorité de leurs avions. Si, en moyenne, 540 avions décollaien­t ou atterrissa­ient quotidienn­ement à l’aéroport Montréal-Trudeau il y a encore deux mois, seule une cinquantai­ne de vols y sont encore programmés chaque jour.

La pandémie a ainsi offert un peu de répit aux citoyens vivant près de l’aéroport ou dans un des couloirs aériens. « Ça fait du bien psychologi­quement tout ce calme. Je me sens vraiment plus zen », confie Zoé Décarie. Un bien-être qui s’explique également par de meilleures nuits, puisqu’elle arrive maintenant à s’endormir paisibleme­nt sans être réveillée par le bruit ou la lumière des avions qui atterrisse­nt. « Quand on est plongé dans un demi-sommeil, ça peut surprendre. On se dit : “OK, l’avion s’en vient directemen­t dans le duplex cette fois-ci”. Ce n’est pas agréable. »

Pierre Gauthier, 62 ans, dort mieux lui aussi, sans avion pour troubler son sommeil. Il a d’ailleurs hâte de retrouver la sensation de dormir les fenêtres grandes ouvertes, pour se rafraîchir après une chaude journée d’été. « C’était impensable avant, raconte-t-il. On a toujours eu un ventilateu­r, ça permettait en plus d’avoir un bruit de fond. »

Le musicien et professeur à l’UQAM habite avec sa conjointe dans la municipali­té de Pointe-Claire, juste à côté de Dorval, où se trouve l’aéroport internatio­nal. En 25 ans, il a appris à vivre au son des rugissemen­ts réguliers des réacteurs, au point d’en oublier certains bruits. « Maintenant, quand je me promène au bord du lac, j’entends le chant des oiseaux, les canards qui volent proche de l’eau… le vent aussi. C’est comme un autre monde. »

M. Gauthier soutient que le trafic aérien s’est accentué dans les dernières années et que les avions volent de plus en plus bas. Le bruit était si fort avant la pandémie que prendre le repas dans sa cour avec sa conjointe était devenu une expérience désagréabl­e. « Ce n’est pas juste un bruit de fond, c’est très lourd comme bruit, ça enterre les voix. Soit on criait pour s’entendre, soit on arrêtait de parler le temps que ça passe. Le problème, c’est que des passages d’avion, il y en avait toutes les 5 minutes en fin de journée. C’était difficilem­ent supportabl­e », admet-il.

Jusqu’à 85 décibels

Pour Pierre Lachapelle, qui réside dans Ahuntsic depuis plus de 60 ans, la situation s’est dégradée à la fin des années 1990, lors du rapatrieme­nt à l’aéroport de Dorval des vols internatio­naux, qui étaient accueillis à Mirabel depuis 1975. « Et ça s’est vraiment accéléré dans les 20 dernières années. Il y a de plus en plus de liaisons internatio­nales pour répondre à la soif de voyage des gens », explique celui qui est aussi le président du regroupeme­nt citoyen Les pollués de Montréal-Trudeau.

L’organisme sans but lucratif a vu le jour en 2012 pour défendre les résidents importunés par le bruit des avions. Après avoir mené leurs propres recherches, Les pollués de MontréalTr­udeau affirment avoir enregistré des pics sonores allant jusqu’à 85 décibels (dB) dans des secteurs résidentie­ls de la métropole. Selon les recommanda­tions de l’Organisati­on mondiale de la santé, les citadins ne doivent pas être exposés à plus de 55 dB.

Mais élus municipaux, maires d’arrondisse­ments et même le premier ministre du Canada, Justin Trudeau, député de Papineau — qui comprend l’arrondisse­ment de Villeray–Saint-Michel– Parc-Extension —, font la sourde oreille. « Depuis des années, on demande aux autorités de faire une étude épidémiolo­gique, mais en vain. Ça permettrai­t d’avoir des faits pour appuyer nos observatio­ns et notre vécu », fait valoir M. Lachapelle.

À ses yeux, l’exercice est urgent, car c’est une question de santé publique.

La pollution sonore, comme celle émise par les avions, peut en effet occasionne­r des troubles graves, confirme Richard Martin, conseiller scientifiq­ue à l’Institut national de santé publique du Québec.

En plus de troubler le sommeil, le bruit du trafic aérien est un « stresseur ». « C’est un bruit auquel on s’habitue psychologi­quement, mais pas physiqueme­nt. C’est désagréabl­e, dérangeant, c’est stressant comme bruit », explique-t-il.

Quelques études faites à travers le monde ont également démontré que le bruit aérien peut, à long terme, augmenter les risques d’hypertensi­on artérielle et d’infarctus du myocarde. « Les preuves sont faibles encore, mais on voit un lien. »

Et après ?

Le retour à la normale risque d’être d’autant plus difficile pour les citoyens qui goûtent présenteme­nt au plaisir du silence, craint Richard Martin. « Retrouver un équilibre après cette accalmie, ça va être tout un enjeu. »

L’après ? Pierre Gauthier y pense déjà et ne se fait pas d’illusions. « Ça va prendre quelques mois, peut-être une année, pour que ça reprenne comme avant, croit-il. Ça va être difficile de se réhabituer. On va sûrement encore penser à déménager, parce que ça revient toujours dans nos conversati­ons [avec ma conjointe], mais on ne passe jamais à l’acte. »

Ce temps de répit devrait justement encourager les citoyens à se mobiliser, juge de son côté le président des Pollués de Montréal-Trudeau. « Il faut en profiter pour montrer que cette pause a des effets bénéfiques dans nos vies, qu’un retour “à la normale” n’est pas souhaitabl­e, alors qu’on mesure enfin la paix à laquelle on devrait avoir droit », souligne M. Lachapelle, bien déterminé à continuer sa lutte.

 ?? MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR ?? Pierre Lachapelle regarde à partir de son balcon un des rares avions qui décollent actuelleme­nt.
MARIE-FRANCE COALLIER LE DEVOIR Pierre Lachapelle regarde à partir de son balcon un des rares avions qui décollent actuelleme­nt.

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