Cette peste
ÀVérone, après la peste de 1575, le conseil de santé de la ville menace tous les responsables de l’hébergement des pauvres de lourdes amendes s’ils ne nettoient pas leurs bâtiments. Les lits et les couvertures doivent être remplacés. Tout, au plus vite, doit être convenablement lavé. Ce qui implique, notamment, comme on le fera longtemps pour les étables, de blanchir les murs en les badigeonnant d’un mélange de chaux diluée dans de l’eau, une mesure efficace pour contribuer à enrayer l’apparition de moisissures.
Après cette peste, dans différentes cités européennes, on mesure l’importance centrale de l’approvisionnement pour les populations les moins bien nanties. Il convient, réalise-t-on, de savoir stocker pour la population les ressources nécessaires et d’être en mesure d’assurer une juste répartition du pain, du vin et de la viande.
Même si les historiens se questionnent encore sur les origines et les effets de la peste du XVIe siècle, ils conviennent tous qu’elle se propage d’abord parmi les pauvres, en raison des conditions sociales qui sont les leurs, parqués qu’ils sont dans des quartiers surpeuplés aux logements misérables, voués à servir toutes les autres classes sociales.
La propreté tout comme l’accès à des denrées ne sont pas encore des exigences sanitaires imposées par la raison scientifique, mais bien des mesures visant à prévenir et à juguler des désordres sociaux, tels que ceux qui sont nés, au XIVe siècle, à la suite de la peste noire.
Lors des terribles épidémies qui ont ravagé l’Europe et l’Asie entre 1342 et 1353, les chroniqueurs rapportaient qu’elles tuaient d’abord les classes les plus pauvres, pour s’étendre ensuite à tous les foyers de la population, sans discrimination d’âge, de sexe, de revenus et de conditions sociales. Mais tout le monde était-il vraiment égal devant la pandémie ?
Après la grande peste noire au Moyen Âge, les paysans pauvres, enchaînés à des formes de servitude immémoriales, saisirent l’occasion pour se soulever et réclamer de meilleures conditions de vie. Les nobles virent avec horreur la nécessité de les payer davantage.
Au milieu de cette pandémie de la COVID-19, il ne peut être reproché au Financial Times de Londres de ne pas se servir de la boussole de l’histoire pour guider les intérêts qu’il représente. Le Financial Times sait que l’histoire ne se répète pas, mais qu’elle rend possible de risquer un diagnostic du présent instruit par son enseignement. Elle le sait d’autant plus que, le plus souvent, l’histoire a été écrite au nom même des dominants. En éditorial, cette voix des maîtres dont le Financial Times est la poupée ventriloque rappelait, il y a quelques jours, que
« la peste noire est souvent considérée comme étant à l’origine de la transformation des relations de travail en Europe ». Car « les paysans, devenus plus rares, pouvaient négocier de meilleurs gages et de meilleures conditions de travail. Les salaires ont commencé à augmenter, les seigneurs féodaux se disputant les travailleurs ». Et le Financial Times de se féliciter qu’on n’en soit pas là : « Heureusement, un taux de mortalité beaucoup plus faible signifie qu’une telle transformation est peu susceptible de suivre le coronavirus. »
Les morts ne sont pas assez nombreux, estiment de pareils beaux esprits, pour que les rapports sociaux changent ! Le chuintement feutré avec lequel on administre l’exploitation de la société est donc promis encore à de belles années, croient-ils. Les mieux nantis vont ainsi pouvoir continuer d’avancer sur leur lancée, en roue libre. Le taux de mortalité a beau être au moins cinq fois plus élevé qu’en temps ordinaire, cela n’est pas assez, jugent-ils, pour que l’ordre imposé soit bouleversé. Que l’ONU prévoie que le nombre de gens qui souffrent de la faim doublera cette année, à cause de la pandémie, ne les fait pas davantage sourciller. Tout va donc bien aller, c’est-à-dire comme d’ordinaire : politiques économiques injustes, taxation des produits vitaux, paradis fiscaux, accaparement des ressources communes, inégalités croissantes, pauvreté, le tout coiffé bien sûr par une grande guignolée des médias en hiver, activité saisonnière que nous pratiquerons plus que jamais comme un sport olympique, afin de nous donner bonne conscience et de ne rien changer, d’année en année. « La peste peut venir et repartir sans que le coeur des hommes en soit changé », écrivait Albert Camus.
À l’approche du 1er mai, date où l’on rehausse d’ordinaire symboliquement le salaire minimum pour qu’il suive à la traîne l’inflation, un Mario Dumont enjoignait, du haut de ses tribunes, au gouvernement de ne pas l’accorder cette année. Ce faisant, notre « personnalité du milieu journalistique de la décennie », titre dont vient de le gratifier un think tank baptisé l’Institut de la confiance dans les organisations (sic), a au moins le mérite de rappeler que la richesse du plus petit nombre relève de choix politiques imposés au plus grand. Ce qui en vient à expliquer tant le manque de lits dans les hôpitaux que les salaires misérables de tous ces employés qui vivent dans les quartiers les plus pauvres et qui travaillent dans les abattoirs des CHSLD.
La crise de la COVID-19 a au moins cela d’utile, qu’elle renverse la mesure de la valeur du travail. Qui oserait encore douter, aujourd’hui, du caractère essentiel des caissières, des préposés, des employés des services publics, bref de toutes ces petites mains qui prennent soin de notre santé et qui veillent sur l’éducation et le bienêtre des enfants ? Comment oser prétendre que cette crise n’est pas assez grave pour repenser un modèle de société qui croit encore à la guerre des prix comme une raison suffisante pour écraser les gagne-petit sur les sentiers de la peur ?