Montréal, la nuit
Il était une fois une immersion dans la vie nocturne d’une métropole engourdie
Montréal immobile. Silencieuse. Elle semble vide en cette nuit de printemps frisquette. Si vide que l’on guette les ombres aux fenêtres pour s’assurer qu’elle est encore habitée. Et soudain, on ne voit plus qu’eux : ces oiseaux de nuit, habitués à se fondre dans le paysage urbain et qui, soudainement, se révèlent dans leur solitude.
La nuit tombe sur le centre-ville de Montréal. Les néons s’allument. Mais pour qui ? Tout semble figé dans un décor d’une autre époque, celle qui semble déjà si lointaine, quand la métropole vivait au rythme de la nuit.
La place des Festivals n’a jamais été aussi silencieuse. On pourrait presque entendre l’écho de ces icônes du jazz, dont les photos surplombent l’esplanade, qui ont fait vibrer Montréal pendant toutes ces années.
Pas de couples endimanchés devant la Place des Arts. Pas de fumeurs devant les
Foufounes électriques. Pas d’étudiants qui philosophent devant un pichet de bière dans le Quartier latin. Et pas de filles en camisole qui bravent le froid pour éviter le prix du vestiaire d’un bar à la mode sur le boulevard Saint-Laurent.
Place Émilie-Gamelin, au coin du métro Berri-UQAM, l’itinérance reprend ses droits. Les fidèles sont au rendezvous, mais chacun dans son coin, comme s’ils avaient assimilé, malgré eux, les consignes de distanciation physique de la santé publique.
Près des toilettes autonettoyantes, un homme joue les guides touristiques : « À ta place, je n’irais pas dans celle-ci, elle est occupée et ça risque d’être long. Les deux toilettes bleues là-bas, elles sont occupées aussi. Et les deux autres là-bas sous la tente sont dégueulasses. Je te recommande vraiment celle au coin du parc. C’est la meilleure toilette dans le coin. »
Les deux lions à l’entrée du quartier chinois ont l’air de s’ennuyer. Tout semble fermé, mais l’odeur réconfortante d’un bouillon pho laisse deviner qu’il y a encore un minimum d’activités quelque part. Au détour d’une ruelle, un cuisinier fait une pause cigarette pendant que les plats passent du restaurant au livreur par une fenêtre. Sous un temple, une dizaine d’Autochtones sont installés dans leurs sacs de couchage. Silencieux eux aussi.
Cynthia
Tout près de là, dans la cour du CHSLD Paul-Émile-Léger, boulevard René-Lévesque, une femme en jaquette d’hôpital respire l’air frais dans son fauteuil roulant. À 37 ans, Cynthia est hébergée en CHSLD, car elle n’est pas capable de se mouvoir hors de son fauteuil. Elle a besoin d’aide pour se coucher, se lever, s’habiller, prendre un bain.
Depuis le début de la pandémie, Cynthia sort à la tombée de la nuit pour échapper à la peur ambiante. « Le soir, les préposés sont à bout. Surtout après les nouvelles, les gens sont paniqués et parlent du virus comme s’il s’agissait d’une bombe atomique. Ils disent qu’on ne s’en sortira pas, qu’on va tous mourir. Je n’en peux plus d’entendre ce discours-là. J’ai juste envie de leur dire : relaxez, ça va finir par passer. »
Depuis quelques semaines, tout est plus difficile, constate Cynthia. Elle passe parfois la journée dans son lit, car il n’y a personne pour la transporter dans son fauteuil roulant. Les préposés n’ont plus le temps de l’habiller, alors elle reste en jaquette. C’est dur pour la dignité, confie-t-elle en soupirant.
Le soir, les préposés sont à bout. Surtout après les nouvelles, les gens sont paniqués et parlent du virus comme s’il s’agissait d’une » bombe atomique.
Avant, Cynthia se promenait partout en ville. Depuis la pandémie, sa ville s’est réduite à un petit jardin protégé par une clôture en fer forgé.
Montréal-Nord
À l’autre bout de la ville, à Montréal-Nord, c’est aussi le calme plat. Pourtant, le quartier est réputé pour être un « hot spot » du coronavirus. Sur son balcon, un homme fume une cigarette. À la fenêtre, deux arcs-en-ciel témoignent de la présence d’enfants depuis longtemps endormis.
Dans ce secteur, où les maisons jumelées blanches donnent l’impression d’un quartier italien, Giancarlo Mastrandrea se sent en sécurité. « Montréal-Nord, c’est séparé en deux. Ici, c’est correct, c’est plus safe. Mais je connais beaucoup de monde en bas [du boulevard Maurice-Duplessis]… C’est dur en ce moment… »
Au coin des boulevards Léger et Lacordaire, les néons du dépanneur 3 étoiles clignotent à côté de l’affiche « Liquidation Bon deal ». Dans les rues du quartier, les immeubles résidentiels se succèdent sans fin, tous identiques. Les reflets bleutés de la télévision se reflètent dans des fenêtres recouvertes de rideaux de fortune.
Sur les portes vitrées d’immeubles qui laissent voir du papier peint jauni, des avis publics à moitié arrachés rappellent aux locataires que les rassemblements sont interdits. Mais cette nuit, il semble que les rassemblements se fassent dans les voitures. Des jeunes se retrouvent dans une automobile et,
quelques minutes plus tard, chacun repart de son côté.
À la station Henri-Bourassa, quelques rares personnes, presque toutes masquées, sortent du métro. Il est passé minuit. Clément Pierre rentre chez lui, dans Montréal-Nord, après une longue journée de travail. Rien n’a vraiment changé pour lui, si ce n’est qu’il y a moins de monde dans l’autobus.
Poutine à emporter
Plus au sud, dans le Plateau MontRoyal, le restaurant La Banquise offre encore une dose de réconfort sous forme de poutine grâce à un service de livraison et de commandes à emporter. Mais rien n’est pareil si on ne peut partager l’expérience avec les voisins de table et la faune éclectique qui y afflue à la sortie des bars.
Un peu plus loin, avenue du MontRoyal, Jean-Marc lit Connexion avec les
pléiades, confortablement installé dans son sac de couchage. Cela fait six mois qu’il vit dans la rue et il vient d’emménager dans son nouveau campement, sur le seuil d’une boutique fermée depuis des semaines.
« Avant, quand j’avais de l’argent, j’étais un peu frais chié. Je me définissais par ce que j’avais. Aujourd’hui, je n’ai plus rien, mais je sais qui je suis. »
Sans le savoir, ou peut-être que si, Jean-Marc met le doigt sur quelque chose. Et Montréal, elle ? Qu’est la métropole sans ses touristes, ses restaurants, ses bars, ses festivals et ses activités culturelles ? Une ville immobile. Silencieuse. Une ville fantôme tout illuminée qui, malgré le silence, a encore bien des histoires à raconter.