Apprendre la crise
Depuis plusieurs jours, le premier ministre François Legault me supplie d’aller donner un coup de main dans les CHSLD. Toutefois, il m’interdit de voir ma vieille maman de 94 ans, qui vit dans une résidence pour personnes âgées autonomes.
Depuis six semaines, ma mère, une personne sociable et joyeuse, déprime : « On est en prison ici .» Je l’appelle tous les jours, le plus souvent par visioconférence. Je constate qu’à cause de l’ennui — il y a une limite au trio lecture, mots croisés, Scrabble —, ses capacités cognitives s’amenuisent lentement.
M. Legault me demande d’aller donner à des étrangers des soins que je prodiguais auparavant à ma mère — délicieux repas, lavage, ménage —, mais que maintenant je ne peux lui offrir et pour lesquels elle doit payer… Trouvez l’erreur !
Je suis une scientifique, ma mère aussi, nous comprenons toutes les deux très bien en quoi le confinement est nécessaire pour enrayer la propagation de la COVID-19. Toutefois, aujourd’hui, le premier ministre me demande quelque chose dont je suis incapable : me consacrer corps et âme (quand on entend ce qui se passe dans les CHSLD, c’est vraiment ça qu’on demande aux volontaires qu’on ne parvient même pas à orienter de manière efficace) à fournir à des étrangers ce qu’il m’interdit désormais de donner à ma propre mère.
En réalité, ce que le premier ministre me demande, c’est de réparer les dégâts du système capitaliste qu’il a toujours favorisé. L’erreur est là. L’erreur est dans un système sexiste, qui a toujours dévalorisé les soins, prodigués le plus souvent par les femmes, gratuitement ou pour des salaires de misère. L’erreur est dans ce système, qui favorise le capital au détriment des personnes. L’erreur est dans les compressions des gouvernements qui ont imposé de gérer les CHSLD comme des usines. L’erreur est dans un système, soutenu par les gouvernements, qui continue à valoriser l’argent au détriment de la vie et de notre nature humaine profondément incarnée.
Espérons ne jamais revenir à la « normale », mais plutôt apprendre de cette crise la valeur de la vie et des soins qu’elle exige. Cécile Collinge, ex-ingénieure, doctorante en études urbaines à l’UQAM
Compton, le 25 avril 2020