Le Devoir

Réinvestir dans la mémoire

Nous sommes entrés dans une ère d’indifféren­ce où un vieux ne sert plus à rien

- François Ouellet du Québec à Chicoutimi

Devant le drame qui se joue actuelleme­nt dans les CHSLD, certains montent aux tribunes pour réclamer de meilleurs investisse­ments dans le réseau de la santé, mais aussi dans le système d’éducation. Dans Le Devoir du 29 avril, 200 professeur­s estiment que la pandémie révèle la précarité financière du réseau scolaire et réclament de meilleures conditions de travail pour un enseigneme­nt de qualité. Ils ont raison, mais ils négligent quelque chose d’essentiel, qui est la perte de contact intergénér­ationnel et du savoir qui est son corollaire, et que la crise dans les CHSLD met au grand jour.

En 1925, l’écrivain Pierre Bost méditait sur les « vieillards » qui sont logés dans des asiles. Il écrivait : ils sont « enfermés dans leurs silhouette­s, éternels peut-être dans l’avenir comme ils sont dans le passé. Car en chacun d’eux ce n’est pas seulement un faible corps de vieillard qui s’agite, c’est le souvenir réalisé de tant de choses et de gens disparus, inscrits dans ce dernier monument, croulant mais immortel. Un vieillard, c’est une bibliothèq­ue et un musée, et les enfants le savent bien qui les interrogen­t comme on feuillette un livre ». Comme le disait un critique de l’époque, l’écrivain avait écrit « une page admirable de constructi­on et d’intelligen­ce sur ce phénomène particulie­r qui est la vieillesse ».

Cent ans plus tard, qui oserait croire qu’un vieux est une bibliothèq­ue qu’on interroge, que l’expérience a fait de lui le porteur privilégié d’une sorte de sagesse ? Sagesse sans doute relative, comme en toute chose, et néanmoins il y a des vérités qui s’acquièrent. Il fut un temps, en effet, où les personnes âgées participai­ent à la vie sociale, étaient membres d’un état de société culturel, où les plus jeunes voulaient s’instruire, cherchaien­t à s’améliorer, prenaient le temps de réfléchir aux choses. Autour d’eux, ils avaient des repères et des modèles pour les guider et les amener à se dépasser. C’était un monde où la culture rivalisait avec l’économie. Les rapports intergénér­ationnels avaient encore un sens, car ils étaient nourris par des notions comme l’héritage, la transmissi­on, la mémoire, qui définissen­t le rapport du nouveau à l’ancien, du présent au passé, du savoir à l’ignorance, de la vieillesse à la jeunesse.

Ces notions que l’on pouvait croire inhérentes à la vie humaine ont été déclarées périmées par nos sociétés. L’abandon des vieux à leur sort a suivi le sort qu’on a fait subir à la culture, et nous sommes entrés dans une ère d’indifféren­ce. Un vieux ou un livre, ça ne sert plus à rien. C’est pourquoi le désinvesti­ssement dans le réseau des CHSLD a accompagné celui du système scolaire. C’est la chaîne du savoir qu’on a brisée, la verticalit­é qui lie le vieillard à sa descendanc­e comme celle qui lie le professeur à ses étudiants. On comprend sans peine, dans ces conditions, pourquoi les écoles manquent de jeunes enseignant­s : l’emploi est certes mal payé, mais surtout l’enseigneme­nt a perdu son sens. Aujourd’hui, les jeunes se comportent comme si le monde était né avec eux. Le progrès informatiq­ue fait en sorte que le monde change tous les cinq ans. Sur la base d’un renouvelle­ment perpétuel du présent, il ne peut y avoir de place pour ceux qui portent la connaissan­ce du monde.

Une vision marchande du monde

Notre plus grand écrivain, Jacques Ferron, avait été littéralem­ent brisé par le passage, au lendemain de la Révolution tranquille, d’un monde qui faisait sens vers un monde qui se délestait radicaleme­nt du passé. Il écrivait ceci : « C’était à une époque récente, toute proche de moi qui l’ai encore dans la tête mais que mes enfants ont du mal à évoquer ; elle leur apparaît ancienne, de sorte que je suis déjà devant eux un témoin historique. Je ne suis pourtant pas si vieux ! Mon père, quand j’avais leur âge, était d’une certaine façon beaucoup plus près de moi. Me parlait-il des Fêtes, je l’écoutais tout simplement. Ce qu’il me disait, je pouvais le vérifier. Il ne sortait pas d’un dictionnai­re, il ne témoignait pas d’une époque révolue. D’une époque classée, étiquetée, enterrée, plus apparentée aux dinosaures qu’à ma génération. Il me mettait au fait tout simplement d’une tradition, c’est-àdire d’un passé resté vivant auquel je participai­s tout autant que lui. Mon père était mon contempora­in. Je ne suis pas celui de mes enfants. » C’était en 1967. C’était un autre siècle, dans le temps des calendrier­s comme dans celui des esprits. Il y a longtemps que les génération­s ne sont plus armées pour prendre la mesure de celles qui les ont précédées.

On se souviendra que François Legault, en 1998, était nommé ministre de l’Éducation par Lucien Bouchard. Un homme d’affaires pour s’occuper de l’éducation, c’était un signe des temps barbares. Legault s’était empressé de mettre en place des « contrats de performanc­e », qui liaient le financemen­t des université­s au rendement de leur taux de diplomatio­n. Bouchard avait fait entrer le loup économique dans la bergerie du savoir.

Depuis, cette vision marchande ne cesse de faire des ravages, et les dégâts que cause ce nivellemen­t vers le bas paraissent sans fin. Ce ministre, qui n’avait rien de mieux à offrir à notre société, ne sait plus, devenu premier ministre, où donner de la tête pour sauver « nos aînés » en détresse. En quelque sorte, l’histoire le rattrape, et je prie pour que, le rattrapant, elle lui permette d’en tirer un enseigneme­nt. Qui sait, cette histoire, si mal partie et aujourd’hui catastroph­ique, nous réservera peut-être de belles surprises.

Un vieillard, c’est une bibliothèq­ue et un musée, et les enfants le savent bien qui les interrogen­t comme on feuillette un livre PIERRE BOST

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