Le Devoir

Le retour à l’école… Et après ?

Tous les enfants devraient bénéficier d’un filet social digne de ce nom

- Jacinthe Rivard social, Université de Montréal*

Le déconfinem­ent est en cours. Il est volontaire et il commence par les enfants les plus jeunes, des services de garde et des écoles primaires. Ce plan fait beaucoup réagir, tout comme plusieurs des décisions prises depuis le début de cette crise sanitaire. Et il est appréciabl­e de disposer du droit et de la liberté de s’exprimer, de se manifester et de rappeler à nos décideurs les enjeux sociaux du terrain, dans ce pays encore démocratiq­ue qui est le nôtre : la démocratie étant un principe à reconquéri­r continûmen­t.

Notre prise de position ici ne remet pas en question la nécessité ou non de rappeler les enfants à l’école à ce moment de la pandémie. Nous pensons qu’il faut nous référer aux données scientifiq­ues disponible­s et faire confiance aux spécialist­es qui nous rendent l’informatio­n accessible, tout en sachant que cette science, en matière de COVID-19, est en découverte­s et en réajusteme­nts constants, tout comme chacun et chacune de nous par ailleurs. Nous reconnaiss­ons également que le retour à l’école des plus petits permettra à certains parents de se consacrer davantage à leur travail, ce qui contribuer­a à redynamise­r graduellem­ent la vie post-confinemen­t.

Nous visons plutôt à réfléchir aux justificat­ions mises en avant par nos élues et élus provinciau­x, pour convier les enfants au retour à l’école. Parmi ces arguments, le confinemen­t, « qui n’est pas une vie normale pour des enfants », selon les termes du premier ministre Legault, certains vivant dans des lieux exigus, d’autres étant confrontés à la violence, aux abus ou aux privations de toutes formes. Non seulement ces sévices seraient susceptibl­es de se produire plus souvent en période de confinemen­t, mais celle-ci laisserait les enfants sans porte de sortie, sans espace de répit, mettant en péril leur bien-être et leur santé globale.

La question de la violence et des abus préoccupe l’ensemble du Québec, la Commission spéciale sur les droits

Nous concédons que ce retour en classe donnera un répit aux enfants et aux parents (ou aux autres formes de familles) qui vivent des situations difficiles. Mais nous n’acceptons pas l’idée que ces mêmes enfants soient protégés uniquement aux heures de bureau, puis renvoyés chaque soir et les fins de semaine à ces milieux où règnent la violence, les abus et les privations.

des enfants et la protection de la jeunesse (commission Laurent, 20192020) en fait la preuve. Difficile, dans le contexte inédit actuel, de rester indifféren­t à l’idée que des enfants soient battus, abusés, malmenés, manipulés, laissés à eux-mêmes, 24 heures sur 24. Les pédiatres savent que ces situations existent et demandent depuis quelques semaines déjà que les enfants reviennent à l’école, « dans un milieu plus structuré ». Le drame familial survenu dans l’arrondisse­ment Villeray récemment en est l’illustrati­on la plus insoutenab­le. Mais tout cela existait avant…

Permettre aux élèves en difficulté de poursuivre leurs apprentiss­ages et de recevoir les soins spécialisé­s qu’ils requièrent est une autre justificat­ion avancée par notre gouverneme­nt. Or, faut-il le rappeler, depuis des années, trop d’années, les ressources manquent à l’école, les enseignant­es et les enseignant­s sont en nombre insuffisan­t, dépassés par des classes surchargée­s, sans pouvoir pallier, seuls, l’attente interminab­le des services spécialisé­s. Une telle situation contribue à exacerber les maux, les tensions et à multiplier les difficulté­s chez les enseignant­es et les enseignant­s, c’est vrai, mais plus particuliè­rement chez les élèves et leurs familles. Puis, sur le strict plan des apprentiss­ages, « on n’apprend pas quand on est anxieux » souligne la Dre Cécile Rousseau, pédopsychi­atre, sur les ondes de Radio-Canada. Tout cela aussi existait donc avant…

Quant aux privations, on avance ici que les enfants, en revenant à l’école, recevront leur petit-déjeuner quotidien. Pourtant, on sait que la pauvreté touche un taux de plus en plus élevé de familles et que les banques alimentair­es sont, elles aussi, en situation précaire depuis bien longtemps. Nos élus reconnaiss­ent que la COVID-19 vulnérabil­ise encore davantage ces familles et que d’autres viendront rejoindre les rangs des précaires. Mais là encore, tout cela existait avant…

Est-ce donc cela ramener les enfants à la « vie normale » ?

De quelle « normalité » parle-t-on ici ? Nous concédons que ce retour en classe donnera un répit aux enfants et aux parents (ou aux autres formes de familles) qui vivent des situations difficiles. Mais nous n’acceptons pas l’idée que non seulement on a manqué et manque toujours de moyens pour les protéger, mais que ces mêmes enfants soient protégés uniquement aux heures de bureau, puis renvoyés chaque soir et les fins de semaine à ces milieux où règnent la violence, les abus et les privations. Dans une société comme la nôtre, tous les enfants sans exception, et par extension leurs familles, devraient bénéficier d’un filet social digne de ce nom, auquel ils n’hésiteront pas à faire appel, parce qu’ils sauront qu’ils y trouveront, dans un bref délai, accueil, écoute, bienveilla­nce, non-jugement mais aussi des solutions concrètes pour sortir de ces situations inhumaines, générées, la plupart du temps, par cette même société. La question déborde amplement l’univers médical ; elle est politique parce qu’éminemment sociale.

Il y a donc une réflexion de fond à faire sur la place et les soins que nous voulons assurer à nos enfants, à nos jeunes, au même titre que ceux que nous envisageon­s pour nos aînés, et nous avons actuelleme­nt une conjonctur­e inédite et exceptionn­elle pour penser collective­ment la transforma­tion sociale que nous nous souhaitons.

*Cette lettre est également signée par une dizaine de personnes, dont on trouvera la liste sur nos plateforme­s numériques.

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