Le Devoir

Physique ou numérique

- PIERRE TRUDEL

Qu’elle soit physique ou numérique, la distanciat­ion limite nos libertés. L’obligation de se tenir à distance des autres ou de rester chez soi restreint la liberté de circuler. La lutte contre la contagion peut aussi emprunter des dispositif­s numériques qui calculent nos risques de contagion en fonction des lieux où l’on se trouve ou des personnes que l’on côtoie. La semaine dernière, on apprenait qu’un supermarch­é avait recours à une caméra thermique afin de détecter la températur­e corporelle des personnes qui circulent dans le magasin. L’impossibil­ité pratique de prolonger le confinemen­t physique pourrait accentuer la pression afin que la distanciat­ion physique soit soutenue par une distanciat­ion numérique.

Les limites aux droits de nous déplacer librement ont fait l’objet de questionne­ments. On a dénoncé les interpréta­tions abusives de certains policiers. Des citoyens se sont sentis autorisés à dénoncer leurs voisins qui leur semblaient déroger aux directives de confinemen­t. Ce sont des exemples des périls que le confinemen­t physique fait courir à nos libertés. Certains préconisen­t de lutter contre la pandémie par le recours à des dispositif­s de traçage afin de soutenir les efforts de recensemen­t des personnes contagieus­es. Toutefois, dans plusieurs milieux, la perspectiv­e de recourir à des dispositif­s installés sur les appareils portables est dénoncée comme une grave atteinte à la vie privée. Comme si cela était pire que l’interdicti­on de se déplacer !

Mais dans plusieurs pays démocratiq­ues, les instances expertes du sujet ne partagent pas l’alarmisme de certains. Les autorités chargées de la protection des données personnell­es ont reconnu le bien-fondé du recours à des dispositif­s de traçage à la condition que cela soit conçu et déployé de façon à minimiser le plus possible les atteintes aux droits fondamenta­ux. Le Commissair­e à la vie privée du Canada rappelle que les renseignem­ents personnels recueillis en situation d’urgence devraient être détruits une fois la crise passée. Dans la mesure du possible, il faut utiliser des données anonymisée­s ou agrégées et tenir compte des répercussi­ons sur les groupes vulnérable­s. Le Commissair­e réitère que la transparen­ce est la pierre angulaire de la gouvernanc­e démocratiq­ue. Dans le même esprit, la Commission d’accès à l’informatio­n, chargée d’appliquer les lois sur la protection des renseignem­ents personnels au Québec, ajoute qu’il faut s’assurer d’un équilibre entre les avantages et les inconvénie­nts d’avoir recours à une solution technologi­que.

Pour apprécier la raisonnabi­lité des limites aux droits découlant de la distanciat­ion fondée sur des dispositif­s numériques, il faut la considérer en tant que solution de rechange aux mesures de confinemen­t qui sont mises en place afin d’assurer la distanciat­ion jugée nécessaire pour lutter contre la contagion. Entre deux maux — obliger presque tout le monde au confinemen­t physique ou avoir recours à des dispositif­s techniques pour recenser les personnes infectées —, il faut choisir le moindre.

Par-dessus tout, le déploiemen­t de solutions technologi­ques doit être encadré par des processus efficaces de reddition de comptes. Dans un article publié dans Wired, Elizabeth M. Renieris rappelle que la pandémie révèle comment le monde numérique est devenu notre environnem­ent quotidien, auquel il est devenu difficile d’échapper. Il est donc grand temps de dépasser les béates dénonciati­ons sur le spectre de la « société de surveillan­ce » et d’adopter des cadres juridiques efficaces pour prévenir les pratiques liberticid­es.

À juste titre, on a souligné les doutes sérieux qu’il est légitime d’entretenir quant à l’efficacité de certains dispositif­s pour contribuer à lutter contre la pandémie. On a réclamé avec raison que les dispositif­s de traçage soient conçus de manière à minimiser le plus possible les risques d’intrusion dans l’intimité des individus. Mais il est navrant de voir tant de gens postuler que le seul fait de recourir à des dispositif­s de traçage dans un contexte très particulie­r de lutte contre la contagion revient à installer pour toujours la « surveillan­ce » généralisé­e à la manière de celle décrite dans le roman 1984 de George Orwell.

De tout temps, les configurat­ions des objets techniques ont imposé par défaut des conditions qui peuvent mettre à mal les droits, les libertés ou la sécurité des personnes. Par exemple, la technologi­e permet de disposer de véhicules capables de rouler à 200 km/h. Par défaut, cela nous expose au risque que des conducteur­s matamores utilisent l’objet à haute vitesse et causent des dommages irréparabl­es. C’est à ce niveau que la loi intervient. Elle impose des conditions, des interdits de rouler à vitesse supérieure à celle précisée. Les lois déterminen­t aussi les conséquenc­es d’un comporteme­nt qui fait fi des prescripti­ons prévues dans les lois ou les règlements. Dans la même veine, de multiples lois interdisen­t de fabriquer, de vendre ou d’utiliser des objets en raison des dangers qu’ils induisent. Plusieurs lois prescriven­t les spécificat­ions à respecter par les entreprise­s qui proposent des objets dangereux.

La véritable menace aux libertés découle du choix que nous faisons collective­ment de laisser les développeu­rs et les utilisateu­rs de solutions techniques faire ce qu’ils veulent. Les États négligent ou refusent d’encadrer ces dispositif­s techniques avec des exigences en rapport avec les risques qu’ils génèrent. Comme pour tous les dispositif­s techniques porteurs de risques, il faut que les lois édictent des conditions et imposent aux fabricants et utilisateu­rs de vraies obligation­s de rendre compte. II ne suffit pas de réciter des généralité­s sur les périls de la « société de surveillan­ce », il faut surtout adapter sérieuseme­nt les exigences des lois. Le danger pour les libertés ne tient pas tant aux dispositif­s techniques qu’au fait que leur usage est mal encadré par les lois.

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