Le Devoir

La révolte des aînés

Les personnes âgées réclament de pouvoir prendre l’air librement et qu’on cesse de les tenir par la main

- MARIE-EVE COUSINEAU CÉCILE BOECK

C’est nous infantilis­er. C’est une atteinte à notre dignité. On n’est pas inaptes.

Des aînés qui résident au Manoir Pierrefond­s, à Montréal, en ont assez. Ils doivent désormais faire leur marche de santé à des heures déterminée­s par la direction, dans le stationnem­ent de la résidence et sous la surveillan­ce d’un employé. « Les gens doivent marcher dans le même sens », est-il précisé dans un avis envoyé jeudi aux résidents et obtenu par Le Devoir.

« On tourne en rond, dit Violaine Charlebois, une résidente de 75 ans. Je me sens comme un animal ! »

Il n’y a aucun cas de COVID-19 au Manoir Pierrefond­s. Dans son avis, la direction dit devoir resserrer ses règles à la suite de l’inspection des lieux par le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-de-Montréal la semaine dernière. La résidence appartient au Groupe Katasa, propriétai­re du CHSLD Herron, qui fait l’objet de trois enquêtes — santé publique, police et coroner — à la suite de la mort de 31 résidents depuis le début de la pandémie.

Depuis la mise en place du confinemen­t, Violaine Charlebois affirme s’être pliée de bon gré à toutes les consignes de la direction. Mais l’instaurati­on de plages horaires pour la marche — 30 minutes le matin et 30 minutes l’après-midi — est la goutte qui a fait déborder le vase. « Je me sens brimée dans mes droits », dit-elle. Avant la pandémie, elle faisait des promenades pendant une heure et demie, matin et soir. Elle profitait aussi de la cour de la résidence, au bord de la Rivière-des-Prairies. C’est maintenant interdit.

Cécile Boeck, une résidente de 76 ans, « en appelle à l’indignatio­n ». Elle juge les nouvelles mesures abusives. « C’est nous infantilis­er, dit-elle. C’est une atteinte à notre dignité. On n’est pas inaptes. » Son mari de 89 ans et elle avaient l’habitude de se promener tranquille­ment au bord de l’eau. « Il en souffre beaucoup [de ne plus pouvoir le faire] », dit-elle. C’est déprimant de marcher entre les autos. » Elle rappelle que les 70 ans et plus, confinés à la maison, peuvent circuler comme ils l’entendent.

Le directeur général du Manoir Pierrefond­s dit « comprendre très bien » la frustratio­n de ses résidents, autonomes et semi-autonomes, qui se font imposer « beaucoup de restrictio­ns ». « Toutes les consignes ont été mises en place en réponse aux exigences du CIUSSS [de l’Ouest-de-l’Île-deMontréal] », soutient Andrei Stanica. Quant à la marche au bord de l’eau, il répond que l’espace y est plus étroit et que la distanciat­ion physique est « très difficile » à respecter.

Le CIUSSS de l’Ouest-de-l’Île-deMontréal, lui, dit qu’il « veille à ce que les installati­ons sur son territoire respectent les mesures recommandé­es par les autorités de santé publique ».

Depuis le 23 mars, Québec interdit aux personnes âgées de sortir des résidences privées pour aînés afin de limiter la propagatio­n de la COVID-19.

Des « sorties extérieure­s supervisée­s » sont autorisées, à condition que la distanciat­ion de deux mètres soit respectée. Il reste que certaines résidences font preuve de plus de flexibilit­é dans l’applicatio­n des règles, selon l’Associatio­n québécoise de défense des droits des personnes retraitées et préretrait­ées, section Québec.

« On a trouvé des résidences où les gens vont quand même à la cafétéria, en respectant la distanciat­ion physique, dit sa présidente, Judith Gagnon. Ils vont aussi dans la cour. Mais on a recueilli des témoignage­s de gens qui ont quitté leur résidence parce qu’ils étaient en train de virer fous. »

Ronger son frein

Nicole, qui réside au Manoir Pierrefond­s, demande au gouverneme­nt Legault d’assouplir les règles actuelles pour les personnes autonomes. « Laisseznou­s marcher dans les rues avoisinant­es, dans le quartier, dit la femme de 68 ans. On est capables de gérer la distance de deux mètres. »

Son mari de 71 ans, un amateur de vélo, ronge son frein depuis qu’il est confiné, souligne Nicole. Il a d’ailleurs désobéi aux règles samedi en enlevant le cordon empêchant les résidents de circuler dans la cour arrière.

« Il est allé s’installer sur la digue pour regarder la rivière », dit-elle. La direction a contacté la police. Son mari n’a reçu aucun constat d’infraction jusqu’à présent.

Dans l’avis envoyé aux résidents, le Manoir Pierrefond­s indique que le « 911 sera appelé si des résidents [partent] marcher sans supervisio­n ».

« Les directives [gouverneme­ntales] disent qu’on doit contacter les autorités [en cas de non-respect des règles], ce qui a été fait, dit Andrei Stanica. C’est arrivé à une reprise. »

En point de presse lundi, le directeur de santé publique du Québec, le Dr Horacio Arruda, a souligné qu’il voulait « ouvrir certains robinets » afin de permettre aux aînés, par exemple, d’avoir « une vie un peu plus normale ».

« On va essayer d’amoindrir les contrainte­s et de permettre aux gens d’avoir un peu d’espoir, a-t-il dit. Ça va être à suivre au cours des prochains jours. »

Québec à l’écoute

Le président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse, Philippe-André Tessier, estime qu’il ne faut pas traiter tous les aînés « sur un même pied ».

« Il y a des personnes autonomes, dit-il. Il faut les traiter en personnes autonomes. Dans les résidences pour personnes âgées, la personne peut être en condo. »

Selon lui, le gouverneme­nt Legault est à l’« écoute » dans ce dossier.

La professeur­e à l’Université de Sherbrooke Marie Beaulieu, qui étudie l’âgisme, croit pour sa part que Québec doit inclure les associatio­ns d’aînés dans la préparatio­n du plan de déconfinem­ent qui les concerne. Les 60 ans et plus « vont comprendre » l’importance des deux mètres de distance, du lavage des mains et du couvre-visage, selon elle. « Ce ne sont pas tous les aînés qui ont des pertes cognitives, dit-elle. C’est une minorité. »

Violaine Charlebois, elle, a bien besoin d’une bouffée d’air. « Je me sens vraiment déprimée, dit-elle. La marche, j’en ai besoin physiqueme­nt et moralement. »

On a recueilli des témoignage­s de gens qui ont quitté leur résidence parce qu’ils étaient en » train de virer fous JUDITH GAGNON

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